Marc-Aurèle
vaine gloire ; il m’est toujours permis de ne pas m’emporter contre les sots et les ingrats ; bien plus, il m’est permis de continuer de faire du bien. »
J’avais été souvent fasciné, inquiété parfois par le détachement de Marc Aurèle, son renoncement au monde, sa conviction, qu’il me répétait, de l’universelle vanité des choses :
— Priscus, pour mépriser le chant, la danse, la lutte, les jeux, il suffit de les diviser en leurs éléments. La musique, par exemple : si tu divises chacun des accords en sons et que tu te demandes pour chaque son : « Est-ce là ce qui me charme ? » – il n’y a plus de charme. De même pour la danse : divise le mouvement en attitudes. Ou encore pour la lutte et les jeux. En un mot, pour tout ce qui n’est pas la vertu, réduis l’objet à ce qui le compose en dernière analyse et, par cette division, tu arriveras à le mépriser. Applique ce procédé à toute la vie.
Et le fils de cet homme, le nouvel empereur Commode, conduisait des chars en tenue de cocher, vivait avec des gladiateurs, embrassait dans l’amphithéâtre devant les spectateurs son giton Saotérus, choisissait pour son entourage des prostituées et des pervertis avec qui parfois il se comportait en domestique, leur servant le vin, leur léchant le corps comme un chien, entremetteur et débauché, n’ayant de goût que pour une vie d’infamie, non pour le gouvernement du genre humain.
Tel était le fils de Marc Aurèle, l’empereur philosophe.
Quelle vengeance divine s’exerçait ainsi ? Pour quelle faute Marc Aurèle était-il puni, condamné à léguer à Rome un descendant cruel qui faisait oublier la sagesse, la mesure, la vertu du père et rappelait le règne de la Bête, le temps de Néron ?
Depuis la mort de Marc Aurèle, ces questions ne cessaient de me hanter. Il m’avait semblé que l’empereur lui-même, aux derniers jours de sa vie, s’interrogeait.
Il me recevait souvent sous sa tente, au centre de ce camp que les légions avaient dressé sur les bords du Danube, non loin de Vienne.
Les hordes sarmates, les Marcomans, les Quades, les Germains ne cessaient de nous attaquer. Ces guerres contre les Barbares, ceux du Danube, du Rhin ou de l’Euphrate, avaient commencé dès l’avènement de Marc Aurèle, il y avait dix-neuf années de cela. Et elles n’avaient plus jamais cessé.
Je sentais la lassitude de l’empereur. J’avais le sentiment qu’il voulait mourir, par désespoir, non parce que cette guerre ou cette vie de soldat l’accablaient, mais parce qu’il voyait près de lui Commode, son successeur, ce fils au visage de bouvier ou de boucher, au torse et aux manières de gladiateur, avide en toute chose, les mains et les lèvres couvertes de graisse, celle de la viande rôtie de sanglier qu’il arrachait à l’os à pleines mains, à pleines dents.
Marc Aurèle, lui, repoussait l’assiette remplie de soupe de blé, refusait toute nourriture, ne s’alimentant que de quelques miettes de galette quand il devait haranguer les soldats avant la bataille.
Un soir, une dizaine de jours avant sa mort, il s’était allongé, mains croisées sur sa poitrine, ressemblant déjà à un cadavre, le visage émacié, les os déchirant sa peau de toute part – aux phalanges, aux coudes, aux pommettes, aux épaules.
D’un signe il m’avait demandé d’approcher :
— Priscus, le seul motif qui pourrait m’attacher à la vie et m’y retenir, ce serait le bonheur de me trouver avec des hommes qui auraient les mêmes opinions que moi. Mais, à cette heure, je vois mon âme déchirée, et que me reste-t-il à crier ? « Ô mort, ne tarde plus à venir de peur que je n’en arrive, moi aussi, à m’oublier, à renoncer à la sagesse, à devenir… »
Il n’avait pas ajouté : « comme Néron et d’autres empereurs qui avaient tué leurs proches », mais c’est ainsi que je l’avais compris.
Et peut-être Commode, sous son front bas, avait-il deviné le mépris dans lequel son père le tenait, la tentation de meurtre à laquelle il avait peur de succomber, ce pourquoi il voulait mourir. Peut-être au demeurant le fils avait-il empoisonné le père, ne supportant plus d’être confronté à cet homme dont tout le séparait ?
Je n’ai pu dissimuler à Marc Aurèle ma peine, mon désespoir de le voir se suicider de manière presque paisible, sans même que l’aigu, l’éclat, la pointe d’une lame vienne trancher sa
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