Marco Polo
à l’éléphant qu’un seul
trait repoussant, il y en aurait certes un à regretter. Mais, à sa décharge, il
est commun à presque tous les animaux, étant seulement ici prodigieusement
amplifié par sa taille hors du commun. Entendez par là que mon éléphant pétait
fréquemment. D’autres créatures, tels les chameaux, les chevaux (et même les
humains, Dieu sait !), y sont parfois sujettes, mais aucune ne le fait de
façon aussi détonante et odorante que l’éléphant, lequel émet un miasme
pestilentiel insupportable, aussi visible qu’audible. Je fis des efforts
héroïques pour feindre de ne point remarquer ces manquements aux bonnes
manières. Mais lorsque sa trompe, en deux ou trois occasions, se retourna vers
moi et m’éternua en pleine figure, manquant me faire basculer de mon
siège par le déplacement d’air et me mouillant assez pour que j’en sorte moite,
j’en conçus une légère vexation. Et quand enfin j’osai m’en plaindre à mon
cornac, il me répliqua avec hauteur :
— Les éléphants n’éternuent pas. Cette femelle
essaie juste de repousser au loin votre odeur.
— Doux Jésus, murmurai-je. Vous voulez dire que
c’est mon odeur qui la dérange ?
— C’est juste que vous êtes un étranger et
qu’elle n’est pas habituée à vous. Quand elle vous connaîtra mieux, elle se
fera à votre arôme et modérera sa conduite.
— Je suis heureux de l’apprendre.
Nous ne cessâmes de nous amuser comme des fous, au
rythme des oscillations de notre hauda haut perchée, tandis que le mahawat continuait de m’édifier. Dans les jungles de Champa, poursuivit-il, la
région d’origine des éléphants, il y en avait des blancs.
— Pas vraiment blancs, bien sûr. Pas aussi
blancs que les faucons ou certains des chevaux du khakhan ; mais plus
pâles assurément qu’ils ne le sont d’ordinaire. Cette caractéristique, tout
comme il y a des humains albinos, en fait des animaux sacrés. On les utilise
souvent pour prendre une revanche sur l’adversaire.
— Sacrés, pour prendre une revanche... je ne vois
pas très bien le rapport.
Il me l’expliqua. Lorsqu’on réussissait à prendre un
éléphant blanc, il était présenté au souverain local, car seul un roi pouvait
se l’offrir. Étant sacré, l’éléphant ne pourrait absolument pas être mis au
travail. On devrait le pomponner dans une étable de luxe, lui réserver les
soins attentifs de serviteurs dévoués à son seul bien-être et ne le nourrir que
d’un menu princier. Sa seule fonction serait de marcher lors de processions
religieuses où il ne paraîtrait que décoré de couvertures brodées d’or, de colliers
en pierres précieuses et autres coûteux colifichets. Même pour un roi, la
charge financière que cela représentait était considérable. C’est pourquoi,
poursuivit le mahawat, imaginez que ce roi ait été indisposé par l’un de
ses vassaux ou qu’il craigne une rivalité de sa part, ou simplement qu’il ait
décidé de le prendre en grippe... Jadis, expliquait-il, ce roi lui aurait fait
livrer des douceurs empoisonnées, afin que le destinataire meure en les
goûtant... ou il lui aurait offert une jolie esclave dont les parties roses
auraient été contaminées de façon insidieuse, afin qu’après avoir couché avec
elle il périsse de même. Mais ces stratagèmes sont désormais si bien connus que
plus personne ne les utilise. Les monarques d’aujourd’hui se contentent d’envoyer
un éléphant blanc. Le récipiendaire ne peut, à l’évidence, refuser un cadeau
sacré. En revanche, il lui incombera d’assurer le ruineux entretien, ce qui ne
manquera pas de le conduire au bord de la banqueroute et à la faillite au bout
du compte, pour peu qu’il attende jusqu’à ce jour funeste. La plupart se
suicident dès qu’ils reçoivent l’éléphant blanc.
Refusant d’accorder foi à cette histoire, j’accusai
tout net mon cornac de l’avoir inventée. Mais il se targua ensuite d’une
prétention guère plus crédible, selon laquelle il pouvait donner la taille
exacte de n’importe quel éléphant sans le voir. Comme il me démontra le soir
même, en descendant de notre monture, qu’il possédait vraiment ce talent
(moi-même, j’en fus ensuite capable), je fus bien obligé, rétrospectivement, de
restituer du crédit à son histoire d’éléphant blanc.
Voici comment on procède pour effectuer cette
opération. Il suffit de repérer l’empreinte d’une patte
Weitere Kostenlose Bücher