Marco Polo
branches d’arbres, et un petit toit en baldaquin pour nous
abriter. Ce dernier, ouvert sur l’avant, laissait au mahawat toute
latitude pour diriger l’éléphant en l’aiguillonnant de son bâton, tandis que je
disposais d’un espace suffisant pour décocher mes flèches. Je fus d’abord
quelque peu désorienté par la hauteur à laquelle nous nous trouvions, mais je
m’y fis assez rapidement. De même, je ne pris pas tout de suite conscience de
la vitesse à laquelle évoluait un éléphant. Dès que nous eûmes à courser un
sanglier, je vis avec stupéfaction qu’en dépit de sa masse imposante celui-ci
galopait au moins aussi vite qu’un cheval.
Le cornac était apparemment très fier de sa haute
charge, et, comme il était disert, ses fanfaronnades m’en apprirent beaucoup
sur son art. Seules les femelles, m’expliqua-t-il, étaient utilisées pour la
monte. Les mâles ne se prêtaient pas facilement à l’entraînement nécessaire,
aussi n’en conservait-on que quelques-uns au troupeau afin qu’ils tiennent
compagnie aux femelles. Tous portaient au cou une énorme cloche taillée dans un
tronc d’arbre, qui émettait un son discret, au lieu du bruit de ferraille habituel.
Si j’entendais un jour ce tintement métallique, me prévint le mahawat, que
je prenne garde à moi ! Il vaudrait mieux alors que je détale sans
demander mon reste, car ces cloches étaient réservées aux éléphants en rupture
de ban, auxquels on ne pouvait se fier et qu’on avait pour cela relâchés. Comme
cela arrive parfois chez les humains, il pouvait s’agir d’une femelle rendue
folle par la perte d’un petit ou d’un vieux mâle irascible et grognon, voire
mauvais comme peuvent l’être parfois les vieillards.
Un éléphant, selon mon cornac, était plus intelligent
qu’un chien, plus obéissant qu’un cheval, plus adroit avec sa trompe et ses
défenses qu’un singe avec ses mains, et l’on pouvait lui apprendre à faire un
grand nombre de choses à la fois utiles et amusantes. Dans les forêts, on
pouvait les mettre à deux pour manier une scie et couper un arbre, puis
attraper et ranger les troncs géants ou les traîner jusqu’à la piste où l’on
viendrait les ramasser ; la seule personne requise pour les diriger était
le bûcheron qui leur désignait les arbres à abattre. Comme animal de bât,
l’éléphant était incomparable, capable d’emporter des charges équivalant à
celle de trois bœufs de bonne taille et de les acheminer sur une distance de
trente ou quarante li par jour, voire plus de cinquante si, pris par
l’urgence, on l’y forçait vraiment. Bon nageur, il n’avait pas peur de l’eau,
contrairement aux chameaux qui ne savent pas nager.
J’ignore si un éléphant aurait pu parcourir une route
aussi dangereuse que celle des Piliers, mais cet animal nous transportait avec
douceur et d’un pas sûr sur le terrain pourtant fort accidenté des montagnes de
Da Ma Qing. Mon éléphant n’étant que l’un d’une longue file, précédé par celui
du khan et plusieurs autres, il se dirigeait sans l’aide du mahawat. Pour
le faire tourner, si le besoin s’en faisait sentir, ce dernier n’avait qu’à
toucher légèrement une de ses oreilles de la taille d’une porte. Lorsque nous
traversions des massifs arborés, l’éléphant écartait obligeamment et de
lui-même les branches gênantes à l’aide de sa trompe, allant jusqu’à les briser
si elles risquaient de fouetter les passagers que nous étions. Même lorsque
nous eûmes à franchir un bois particulièrement touffu, il s’ingénia à faire
preuve d’une souplesse et d’une habileté suffisantes pour ne pas érafler contre
les troncs les sangles qui retenaient la hauda sur ses larges épaules.
Alors que nous étions parvenus sur la rive boueuse d’un petit cours d’eau,
notre monture, comme l’eût fait par jeu un enfant, rassembla ses quatre énormes
pattes de la taille d’un tronc d’arbre et se laissa littéralement glisser sur
la pente vers la rive. On avait disposé au passage du gué des pierres destinées
à en faciliter la traversée ; avant de s’y aventurer, l’éléphant testa
d’une patte la solidité de la première, sondant en même temps de sa trompe la
profondeur environnante. Satisfait de cet examen, il s’y engagea résolument,
sans hésiter une seconde, mais avec toute la prudence et l’application d’un
gros homme qui aurait bu une goutte de trop.
Si l’on ne devait trouver
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