Marin de Gascogne
mitraille, balaya le pont de l’Anglais. L’autre vaisseau lâcha toute sa bordée de bâbord, mais il était mal placé et une dizaine seulement de boulets s’enfoncèrent à grand fracas dans la coque de la Belle.
Au moment où les deux beauprés allaient se toucher, un coup de barre de Le Coadic jeta le navire par bâbord et les deux coques s’entrechoquèrent en biais par l’avant, tandis que la caronade, chargée cette fois de boulets à chaînes, rasait le gaillard d’avant et tranchait net le mât de misaine qui commença à s’incliner par tribord. Hazembat vit la tête de proue de l’Anglais s’immobiliser à sa hauteur. C’était une tête de femme, bouche grande ouverte, avec des serpents en guise de cheveux.
Déjà, l’équipage de la Belle de Lormont escaladait le bordage de l’Anglais avec de grands hurlements et des moulinets de sabre qui tranchaient les filets. Une cinquantaine d’hommes avaient pris pied sur la poupe et tentaient de progresser vers l’arrière à travers les amoncellements de filins et d’espars brisés.
Peut-être y aurait-il eu encore une chance si ce n’avait été de l’autre vaisseau. Il avait terminé sa manœuvre et s’était placé parallèlement à la Belle de Lormont à moins d’une encablure, échangeant des bordées avec elle. Assourdi par le vacarme, bousculé par la ruée, asphyxié par la fumée, Hazembat entendait comme dans un rêve les coups sourds et les craquements de boulets qui pilonnaient le navire à courte distance. Les mâts s’abattirent l’un après l’autre. Dans un hurlement sinistre, le souffle d’un boulet le jeta à terre. Quand il se releva péniblement, il s’aperçut que Le Coadic n’était plus à la barre. D’un bond, il fut à la timonerie et, piétinant des viscères sanglants, saisit les manettes. Mais la roue était folle. Les gouvernes devaient être rompues.
A deux pas de lui, Lesbats s’égosillait dans son porte-voix, Barre étendu à ses pieds, la tête en bouillie.
C’est alors qu’il comprit que le combat était perdu. Trente-sept canons par bord contre quinze dont plus de la moitié ne tiraient plus, c’était sans espoir. Du pont de l’Anglais, une voix cria :
— Strike ! Amenez les couleurs !
— Merde ! répondit Lesbats. Vive la République ! Surpris, Hazembat s’aperçut qu’il pleurait et, pour la première fois, il eut le sentiment de comprendre l’homme.
La Belle de Lormont n’était plus qu’une épave obstinément accrochée à la proue de l’Anglais mal en point. Parmi les débris, le pont était couvert de morts et de mourants. Les trois derniers canons qui tiraient encore, se turent un à un. De l’équipe d’abordage, il ne restait plus qu’une poignée d’hommes qui ferraillaient futilement contre les Anglais ralliés.
— Autant finir en beauté, dit Lesbats en jetant son sabre à terre. Nous en emmènerons au moins un avec nous ! Saute à l’eau, Hazembat ! Il y aura bien assez de morts aujourd’hui !
Il saisit une mèche allumée dans le baquet placé près du pierrier de poupe et bondit vers l’écoutille d’artimon dont le panneau était disloqué.
— Saute, nom de Dieu ! hurla-t-il avant de disparaître.
Hazembat comprit alors ce qu’il allait faire et, sans réfléchir, se jeta à la mer par tribord, sous la tête de proue de l’Anglais. A grandes brasses maladroites et frénétiques, il s’éloigna du navire. Il en était à une quarantaine de brasses quand l’enfer se déchaîna. En faisant sauter la sainte-barbe de la Belle de Lormont, Lesbats entraînait l’ennemi dans sa perte. Les déflagrations se succédèrent, de plus en plus fortes, et une pluie de gros débris s’abattit autour d’Hazembat. Un énorme morceau de bordage l’assomma et il sombra dans la gigantesque lame soulevée par l’explosion.
CHAPITRE IX :
LE CHEMIN DE SAINT-JACQUES
Ce qui frappa Bernard quand il s’éveilla, ce fut l’odeur de soupe. Au-dessus de lui, de la fumée stagnait sous des poutres noires. Il cligna des yeux. Le dernier souvenir qu’il avait était celui du visage torturé de Lesbats quand il lui criait de sauter à la mer dans le vacarme de la bataille. Ici, tout était silence dans un monde immobile et crépusculaire. Il se dit qu’il devait être mort.
Lentement, il souleva une main et toucha sa hanche. Il était nu et il sentit sous son dos le contact d’une toile rugueuse. Sa main se posa
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