Marin de Gascogne
la Méditerranée d’abord, de l’Atlantique ensuite et apportera la Révolution à tous les peuples du monde ! Nous mettons le cap sur la France, et gare à qui se trouvera en travers de notre chemin !
Les cris de joie qui accueillirent ce discours durèrent plusieurs minutes. Puis les deux fifres et les quatre tambours du bord sonnèrent aux champs tandis que la flamme de guerre tricolore se déployait à la pomme du grand mât. Spontanément, l’équipage entonna le chant de marche de l’armée du Rhin. Hazembat n’en connaissait que vaguement les paroles, mais, comme il faisait pour les cantiques de l’ Abigail, il joignit intrépidement au chœur sa voix qui était devenue de basse-taille.
Le dixième jour, la brise tomba et la Belle de Lormont infléchit sa course plein est pour éviter les zones de calme qui, en cette saison, descendent jusqu’au-dessous du trentième parallèle. Lesbats aurait pu prendre la route du nord où les vents étaient favorables, mais cela le faisait passer dangereusement près des Açores et l’exposait à rencontrer des croisières anglaises.
Malgré la basse latitude, le vent était froid et, quand des bourrasques venaient balayer le pont, Bernard eut plus d’une fois l’occasion de bénir la mémoire de Sam qui lui avait légué dans son sac un chandail de bonne laine et un suroît confortable.
Naviguant grand largue, la Belle de Lormont reconnut le pic de Ténériffe tôt dans la matinée du 3 mars. Ce fut Roumégous qui montra à Hazembat la petite pointe gris-bleu, comme suspendue au-dessus de l’horizon.
A midi, Lesbats vint prendre en personne le commandement. Il fit mettre le cap nord-nord-est-par-nord, la voile serrée au plus près. Puis il ordonna de doubler les vigies et d’établir la grande bordée, ce qui voulait dire que la moitié de l’équipage serait constamment sur le pont pendant que l’autre moitié serait au repos.
Quand il passa le commandement à l’officier de quart, il lui fit inscrire la consigne sur l’ardoise et la lut à haute voix pour que tout le monde l’entende : si une voile était signalée, naviguer immédiatement à l’éviter et manœuvrer pour se tenir dessous le vent à elle.
— De toute façon, ajouta-t-il, qu’on me prévienne sur-le-champ. Nous entrons dans des eaux où les patrouilles peuvent déboucher de Gibraltar sans crier gare.
La nuit, on naviguait tous feux éteints. Le volet de la lanterne de timonerie laissait tout juste passer un rai de lumière pour éclairer le compas.
Plusieurs fois, durant les jours qui suivirent, on eut l’occasion d’appliquer la consigne. Dès qu’une voile était signalée par les vigies, la Belle de Lormont courait dans le vent, décourageant une éventuelle poursuite. Le moment dangereux était le lever du jour, quand on ne savait jamais ce que l’horizon révélerait en s’éclaircissant. Heureusement, à mesure que, de zigzag en zigzag, le navire progressait lentement vers le nord, le temps se bouchait, les grains succédant aux grains sur une mer de plus en plus creuse.
Deux semaines s’écoulèrent ainsi. L’équipage était épuisé à force de prendre des ris, d’augmenter ou de diminuer la voilure, de changer d’amures et de haler les drisses au cabestan. Une éclaircie à midi permit enfin à Barre de faire le point. « 1 er Germinal An V, 44 degrés 1 minute de longitude ouest, 14 degrés 2 minutes de latitude nord », fit-il inscrire sur l’ardoise.
Hazembat en savait maintenant assez long sur la navigation pour savoir que cela situait le navire à hauteur des côtes de Galice. On n’allait pas tarder à faire route à l’est.
Effectivement, le changement de cap intervint dans l’après-midi, après que Lesbats eut conféré avec ses officiers. Dans la soirée, un épais brouillard s’établit. Il était le bienvenu, car on entrait maintenant dans le golfe de Gascogne dont la longue houle faisait tanguer la Belle de Lormont au rythme de cette respiration profonde qui avait été la première impression du jeune Bernard au sortir de l’estuaire de la Gironde. Il s’agissait maintenant de tromper la vigilance du blocus anglais.
Hazembat prit la barre à six heures du matin. L’aube se leva dans un éblouissement blanc. Au ras de la mer, le brouillard était dense, mais la nappe ne devait guère être épaisse. Instinctivement, Hazembat leva les yeux vers la vigie de grande hune qu’il ne pouvait
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