Marin de Gascogne
distinguer et se demanda si l’homme pouvait voir au-dessus du brouillard comme lui, autrefois, près de Cordouan. L’officier de quart devait avoir eu la même pensée, car il cria :
— Un homme dans les barres du grand perroquet ! Pendant plusieurs heures, il ne se passa rien. La Belle de Lormont filait bon train dans le néant cotonneux. Le Coadic venait de relever Hazembat quand une voix étouffée descendit des hunes.
— Un mât… deux mâts à trois encablures par bâbord !
L’officier réagit instantanément.
— La barre à tribord ! Bâbord amures ! En silence !… Faites passer !… Allez chercher le commandant !
Quand Lesbats arriva, la vigie de grand perroquet était déjà au rapport.
— C’était juste le bout des grands mâts, commandant. M’est avis que ce sont des frégates. Mais je ne pense pas qu’ils nous aient vus : je les ai tout juste aperçus dans un trou du brouillard.
Lesbats regarda le compas.
— Arrive d’un quart par bâbord, Le Coadic. Nous avons l’avantage du vent mais, s’ils nous prennent en chasse, nous aurons besoin d’eau à courir. Ça peut durer jusqu’à la côte d’Espagne.
Il était rare que Lesbats donnât des explications sur sa manœuvre. Cela signifiait que la situation était sérieuse et que chacun devait en avoir conscience.
Le brouillard s’épaissit bienheureusement en fin de matinée. Quand Le Coadic passa la barre à Hazembat, il cracha sa chique d’un air sombre et dit :
— Ceux-là, je crois qu’on leur a échappé, mais des frégates, ça annonce souvent une escadre !
Vers le milieu du quart, la brise fraîchit et le brouillard commença à s’effilocher. Par moments, le soleil perçait, mais les hommes de vigie restaient silencieux.
Soudain, le navire jaillit du brouillard sous un grand ciel bleu, noyé d’une lumière dorée et tout le monde resta pétrifié : droit devant, deux vaisseaux de ligne, toutes voiles dehors, faisaient route à moins de quatre encablures.
Il n’y avait pas à se méprendre sur leur nationalité : c’étaient des Anglais et les frégates devaient faire partie de leur escorte.
Curieusement, Hazembat fut moins effrayé que fasciné par la beauté du spectacle. Les hautes pyramides de toile faisaient penser à des vols d’oiseaux de rêve glissant gracieusement à la surface de l’eau verte. Le soleil déclinant éclairait en oblique les voilures inclinées selon des parallèles rigoureuses. Au-delà, séparant la mer glauque du ciel encore lumineux, une mince ligne dentelée devait être la côte.
Le branle-bas de combat le rappela à la réalité. Lesbats faisait virer lof pour lof afin de rentrer dans le brouillard qui s’enfuyait vers l’ouest. Mais, déjà, les vaisseaux anglais avaient repéré leur proie. Ils manœuvraient à leur tour pour engager une poursuite dans laquelle ils avaient l’avantage du vent. Un boulet tiré par un canon de chasse souleva une gerbe d’écume à une demi-encablure de la Belle de Lormont.
Les deux vaisseaux étaient maintenant dans le sillage de Lesbats et gagnaient inexorablement sur lui. Des signaux montèrent à la vergue de celui de droite, un monstre de cent canons qui portait une marque de commodore. Aussitôt, les poursuivants se mirent à diverger, cherchant manifestement à prendre leur proie en tenaille.
Voyant qu’il n’arriverait pas à rejoindre à temps l’abri du brouillard, Lesbats changea de tactique. De nouveau, il vira lof pour lof par bâbord et fonça sur le plus gros des deux vaisseaux, ignorant les boulets du canon de chasse et cherchant à se maintenir droit dans le beaupré de l’Anglais afin de rester hors du champ de tir des batteries qu’on entrevoyait derrière les trois rangées de sabords ouverts.
La distance entre les navires diminuait avec une effrayante rapidité. Un boulet troua la voile de misaine et un autre alla s’enfoncer avec un grand craquement dans l’emplanture du grand mât qui résista. Roumégous et ses hommes pointaient la caronade.
— Pare à l’abordage ! cria Lesbats.
Tout le monde comprit que, se sachant vaincu d’avance dans un duel d’artillerie, il voulait tenter de se rendre maître du vaisseau avant que son compagnon, pris de court par l’audace désespérée de la manœuvre, pût venir à sa rescousse.
L’opération faillit réussir. Juste avant l’abordage, la caronade, vomissant la
Weitere Kostenlose Bücher