Marin de Gascogne
à un gros morceau de bordage qui allait à la dérive. Cela s’était produit deux jours après le combat naval qu’on avait pu observer du village. Manœl disait avoir très bien vu les trois navires à l’horizon. Après l’explosion dont le grondement avait roulé jusqu’à terre, il n’en restait plus qu’un qui s’enfuyait vers l’ouest.
On avait transporté Bernard chez Manœl dont la mère, Marna Caria, connaissait de vieilles recettes, mais il était resté encore deux jours inconscient et on désespérait de le sauver. Don Pedro, le curé du village, était venu lui administrer les derniers sacrements. Et voilà que le miracle s’était produit, alabado sea Dios ! Manœl se signa, imité des deux femmes, la jeune et la vieille.
Il était donc resté plus de quatre jours sans manger ni boire. Rien de surprenant à ce qu’il se sentît faim. Il ne fallut pas moins de trois assiettes de feijada pour le satisfaire et, quand Manœl lui eut fait boire un gobelet de vin léger et pétillant, il se sentit tout à fait dispos. C’était un peu comme s’il venait de naître. Il était arrivé nu sur cette terre et la vie qui revenait dans ses membres était un don merveilleux dont il ne se lassait pas de jouir à chaque battement de son cœur, à chaque inspiration de sa poitrine. Des pensées neuves chassaient vers un passé obscur tout ce qu’il avait laissé derrière lui dans le naufrage de la Belle de Lormont, ses compagnons, ses souvenirs et ses pauvres biens terrestres.
Le soir même, il alla, avec la famille de Manœl, brûler un cierge à saint Jacques de Compostelle, dans la petite église du village. Don Pedro l’y accueillit. C’était un très vieil homme aux manières affables et au regard pétillant de malice. A la grande surprise de Bernard, il s’adressa à lui en un français à peine teinté d’intonations castillanes.
— Soyez doublement béni, mon fils, dit-il, pour me procurer la joie de votre résurrection et l’occasion de parler une langue que j’ai toujours aimée. Quand j’étais un jeune prêtre ambitieux et dissolu, j’ai fait partie de la suite d’un ambassadeur d’Espagne à Versailles. Je pensais que j’expierais mes péchés en devenant curé de ce village perdu dont je ne parlais même pas le dialecte. Au bout de trente ans, je m’aperçois que la Providence m’a fait une grâce extraordinaire en m’envoyant ici. Je pense, mon fils, que vous devez la remercier pour la même grâce. J’étais, comme vous, un naufragé et l’abîme qui menaçait d’engloutir mon âme était bien plus redoutable encore que celui dont le Seigneur a sauvé votre corps. J’espère que vous ne refuserez pas de vous associer à moi dans une action de grâces envers Sa mansuétude ?
Tante Rapinette avait sévèrement veillé à l’éducation religieuse de Bernard aussi bien que de Jantet. Les mots du latin de prière, après tant d’années, remontèrent facilement à ses lèvres et, pour la première fois, il lui parut qu’il en comprenait le sens.
— Amen, dit Don Pedro. Mon fils, j’ai vu, en vous donnant l’extrême-onction, que vous portiez sur votre poitrine l’emblème de la sédition révolutionnaire. Je n’y ai pas touché, mais je me suis permis de l’asperger d’eau bénite pour en ôter le venin. Dites-moi, êtes-vous républicain ?
— Oui, mon père. Mon navire combattait pour la République.
— Je prierai pour le repos de l’âme de vos camarades et des hérétiques anglais qui sont morts avec eux, car les uns et les autres ont grandement offensé le Seigneur. Mais vous-même, mon fils, ne souhaitez-vous pas que je vous entende en confession ?
Bernard fit la grimace.
— Il y en aurait tant à dire !
— Il n’y en a jamais assez à pardonner pour la bonté du Seigneur. Revenez me voir demain matin.
Ce soir-là, Bernard refusa énergiquement d’occuper le grabat que Manœl, Irma et Rita, leur bébé, lui avaient abandonné. Il dormit d’un sommeil d’enfant sur une litière de varech près de l’âtre où Marna Caria montait une inlassable veille, tressant d’extraordinaires enchevêtrements de palmes vertes.
Le lendemain matin, Don Pedro l’entendit pendant deux longues heures. Il lui fallait remonter jusqu’à sa dernière confession, cinq ans plus tôt, avec l’abbé Larroucaud. Enfin, les paroles d’absolution ayant été prononcées, il put se relever, les genoux engourdis
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