Mathieu et l'affaire Aurore

Aurore.
    L’autre, affichant une mine sceptique, le mit en garde d’une voix sévère :
    — Tu as fait le serment de dire la vérité.
    — Oui, et c’est la vérité que je dis.
    — Tu viens de dire la vérité contre ta mère ?
    — Oui.
    « Si ce gamin ment, se dit Mathieu, il le fait avec l’aplomb d’un politicien. Au fond de lui, Francœur devrait l’admirer ! »
    L’homme
    réfléchit,
    puis
    il
    changea
    totalement
    de
    registre :
    — As-tu fait un beau voyage à Québec ?
    — Oui.
    — Es-tu content de retrouver plusieurs voisins et parents de Sainte-Philomène ?
    — Oui.
    Sa satisfaction paraissait sincère. Il ne cherchait pas à camoufler son plaisir.
    — Es-tu bien logé, à l’hôtel Blanchard?
    — Oui.
    — Es-tu bien nourri ?
    — Oui.
    Des membres de la famille avaient jugé bon de le prendre avec eux quelque temps. Cela lui procurait une heureuse diversion après de longues journées à l’orphelinat.
    — Ton père et ta mère sont-ils bien nourris à la prison de Québec ?
    — Je ne sais pas.
    La question parut troubler le gamin.
    — Es-tu allé les voir en prison ?
    — Oui.
    — Ils sont bien là, d’après toi ?
    — Oui.
    Un ricanement se fit entendre dans l’assistance après cette déclaration. La bonne humeur revenait spontanément chez cet enfant. Si Francœur entendait l’attrister, le charger d’une certaine culpabilité en comparant son propre sort à celui de ses parents, il demeurerait en reste.
    — Es-tu bien content d’être venu au procès ?
    — Oui.
    Lassé, l’avocat entendit conclure.
    — Tu as dit tout à l’heure qu’Aurore ne mangeait pas et ne buvait pas, insista-t-il.
    — Oui.
    — Combien de temps est-elle restée sans manger ni boire ?

    — Je ne peux pas dire exactement pendant combien de temps.
    Francœur lui adressa un sourire complice, s’approcha un peu pour souffler :
    — Tu peux certainement le dire à peu près.
    — Trois ans !
    L’enfant montra toutes ses dents, fier de sa réponse. Le juge se pencha un peu vers lui, pour demander sur le même ton: — Sais-tu combien il y a de mois dans un an ?
    — ... Non, admit Georges en fronçant les sourcils.
    — A peu près ? Combien y a-t-il de jours ou de semaines dans un an ?
    — ... Quatre jours ?
    Un autre ricanement accueillit la réponse, le jeune témoin se renfrogna. L’avocat de la défense se tourna vers le juge, un sourire sur les lèvres, puis vers les jurés.
    — Je n’ai plus de question, Votre Honneur.
    Puis, il se tourna vers Mathieu avec ostentation. Il semblait vouloir dire : « Ce garçon idiot récite la leçon apprise de ce stagiaire, là. » Evidemment, si le témoin avait appuyé la défense, il l’aurait trouvé fort convenable.
    — Nous aurions encore un peu de temps, enchaîna le magistrat. Toutefois, un contretemps nous empêche d’appeler à la barre
    le
    témoin
    suivant.
    Gérard
    Gagnon
    a
    été
    conduit à l’hôpital. Il souffre de la grippe.
    La situation paraissait le préoccuper. Une longue maladie retarderait indûment la procédure. Fitzpatrick savait devoir soigner sa réputation auprès des jurés. Il proposa de bonne grâce une solution.
    — Nous pourrions peut-être nous déplacer demain vers l’hôpital. L’établissement ne se trouve pas bien loin.

    — Nous nous retrouverons ici demain matin, dit le magistrat, à l’heure habituelle. Si l’enfant ne peut pas se présenter devant nous, nous aviserons alors.
    D’un coup de maillet, il congédia tout le monde. La salle se vida lentement. Georges se dirigea vers l’une de ses tantes, heureux de la perspective de passer une nouvelle soirée avec les siens à l’hôtel Blanchard, près de la place Royale.
    Depuis plusieurs jours, maître Francœur évitait les échanges avec ses collègues de la poursuite. Cette fois, il s’approcha pour formuler, toujours en colère :
    — Ah ! Vous avez bien fait la leçon à ce garçon.
    — Vous ne parlez pas à vos témoins, vous ? rétorqua Fitzpatrick sur le même ton.
    — Pas au point de leur faire mémoriser une déposition, pour leur
    permettre
    de
    la
    vomir
    ensuite
    devant
    les
    jurés.
    — Donc, si les trois enfants toujours vivants de votre cliente avaient répété l’histoire stupide de ce monstre en jupon, vous vous seriez levé en criant «Objection, Votre Honneur, je leur ai appris tout cela lors de rencontres à Sainte-Croix-de-Lotbinière » ? Car c’est bien là que vous les avez préparés, n’est-ce pas ?
    L’autre