Mathieu et l'affaire Aurore
suite, je ne crois pas. Tu as dit tout ce que tu savais.
Bien sûr, certains témoins devaient se présenter plus d’une fois à la barre. Cela risquait peu de se produire dans le cas de cette petite fille.
— Tu devras aussi témoigner au procès de ton père.
— J’ai dit tout ce que je savais aujourd’hui.
— Il te faudra tout répéter. Ce sera un autre procès. Tous ceux qui ont défilé jusqu’à maintenant vont recommencer leur histoire.
— Lui, il sera là ?
La petite fille s’inquiétait de Francœur. L’ogre ne saurait se montrer sous un plus mauvais jour qu’aujourd’hui, mais il risquait peu de devenir plus amical.
— Ne commence pas à te torturer avec lui. L’avocat de tes parents fait un travail malpropre. C’est un peu comme sortir le fumier de la porcherie. Tu comprends ?
La fillette remua la tête, incertaine toutefois du sens à donner à la métaphore. Mentalement, son compagnon compléta : « Et ce sale travail, il le fait salement. »
Alors qu’ils approchaient de l’entrée principale de l’hospice Saint-Joseph, la directrice sortit sur le perron pour les accueillir.
— Marie-Jeanne, tu dois avoir faim. Va dans la cuisine, tu y trouveras un repas chaud.
La fillette regarda longuement son compagnon, puis elle lui dit d’une toute petite voix:
— Au revoir, Mathieu.
— Au revoir. Nous nous rencontrerons lors du nouveau procès.
La perspective lui parut bien peu rassurante. Elle choisit toutefois de ne pas s’en inquiéter et de se soumettre à la recommandation de la directrice. Quand elle se fut effacée, mère Saint-Emilien demanda au jeune homme :
— Avez-vous le temps de passer à mon bureau ?
— J’allais vous demander un tête-à-tête.
Elle pénétra dans le grand édifice avec lui, s’engagea dans le couloir. Dans son bureau, sans hésiter, elle se rendit à sa petite armoire, revint avec un verre de cognac pour le poser en face de la chaise du visiteur.
— Vous ne m’accompagnez pas ?
— Mon confesseur tente de me ramener dans le droit chemin.
Alors qu’elle prenait place sur son siège, Mathieu s’assit sur le sien.
— La petite semblait fatiguée. La journée a été difficile ?
— Horrible. A entendre l’avocat de la défense, Aurore serait une criminelle endurcie et la belle-mère, une pauvre victime.
— La justice humaine me paraît bien aléatoire.
Le stagiaire avala la moitié de son verre, puis commenta d’une voix maussade :
— Comme ni vous ni moi ne pourrons revenir afin de discuter de celle de Dieu, je n’ose pas trop me désespérer de celle-ci.
— Mais moi, je suis certaine de revenir.
La candeur de la religieuse amena un sourire sur le visage du jeune homme.
— Marie-Jeanne me paraît bien entichée de vous, continua la directrice.
— La jeune femme dont je suis moi-même entiché me dit la même chose. Dans les circonstances, elle a besoin d’un ami. Je suis la figure rassurante dans ce monde étrange.
— Et je sais que vous prenez bien garde de ne pas la blesser plus profondément encore. En fait, elle va perdre ses parents.
C’était une façon gentille de lui rappeler la prudence, la délicatesse exigée par la situation.
— Ce nouveau procès commencera quand ? continua mère Saint-Emilien après une pause.
— La date demeure incertaine, car celui de la mère risque de prendre une nouvelle tournure demain ou samedi.
J’avance une hypothèse : dans dix jours.
Mathieu vida son verre, le posa sur le bord du bureau avant de dire :
— Elle a exprimé le désir de rester ici, ensuite.
— Les garçons iront chez des parents de leur mère.
D’ailleurs, ils ont déjà quitté cet endroit.
La petite fille s’y trouvait donc seule, à présent. Cela ajoutait à sa morosité.
— Personne n’a entrepris de démarche en ce sens pour elle, n’est-ce pas ?
— Non. Une fille, c’est une bouche inutile à nourrir, à la campagne. Je serai heureuse de la voir vivre parmi nous, si tel est son souhait.
Un silence un peu gêné s’installa entre eux. La religieuse avait formulé son appel à la prudence, son interlocuteur, le projet de la gamine.
— Le sort de cette jeune fille semble vous émouvoir, enchaîna-t-elle.
— En quelque sorte, c’est mon miroir.
— ... Vous pouvez m’en dire plus ?
Mathieu l’observa un certain laps de temps avant d’ajouter :
— Vous me demandez une confession.
— Je ne demande rien, surtout pas cela. Comme vous le savez, mon sexe m’interdit de
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