Mathilde - III
préfère qu’elle vous conseille des ouvrages de
géographie plutôt que ce M. Hugo dont
Les Misérables
sont
d’une tristesse.
Mme de La Joyette songea un instant à demander à Sarah Dufort,
la gouvernante de Pierre, de prendre en main l’éducation de ses
filles. Mais elle était toujours par monts et par vaux, tantôt en
Allemagne, en Italie ou Angleterre, pour ses affaires.
Mme de La Joyette regrettait d’avoir accordé quelques jours de
congé à Marinette Breton, la gouvernante de ses filles, qui avait
souhaité assister à la cérémonie du 11 novembre dans le
village natal de ses parents en Normandie.
Elle était vraiment la seule à exercer une réelle autorité sur
ses filles, et sans avoir à hausser le ton pour les gourmander.
Pourtant Marinette Breton n’était guère sévère et semblait user
d’une complicité de bon aloi. Mais elle lui avait accordé ce congé
car elle la trouvait par trop mélancolique ces jours-ci.
Mme de La Joyette avait tout d’abord pensé que son propre état
d’âme avait déteint sur la jeune fille, mais la grosse Marie, sa
cuisinière, auprès de laquelle elle s’était enquis si Marinette
n’était point souffrante, lui avait répondu sans même lever la tête
de ses casseroles : « Ça la travaille, pour
sûr ! » Cela était catégorique et avait au moins pour
mérite d’être clair.
– Si vous voulez mon avis, madame la comtesse, avait-elle ajouté
tout aussi directement, il lui faut un galant, et le plus tôt sera
le mieux car sinon elle va nous tomber malade.
Certes, Marinette avait dix-neuf ans et Mme de La Joyette
pouvait comprendre les émois de la jeune fille. Mais ses filles
avaient besoin de sa présence pour encore quelques années et il
était hors de question que leur gouvernante songeât au mariage. Mme
de La Joyette préférait de loin demander au Dr Jacob, le médecin de
la famille, de lui prescrire un tranquillisant et, en attendant,
elle avait cru bon de lui concéder ce congé.
Mais Mme de La Joyette n’avait pas prévu que Louison romprait
avec son dernier galant en date à la veille du voyage.
À vingt-huit ans, Louison était aussi niaise qu’à quinze et
s’amourachait du premier venu qui lui fît quelque compliment.
Garçon de ferme, palefrenier, coursier, tonnelier, manœuvre, et
tant d’autres, tous de la plus basse extraction, évidemment. Bien
en deçà de sa condition de chambrière.
Pour Mme de La Joyette, que Louison ne se fût jamais retrouvée
grosse relevait du miracle, à moins que cette pauvre fille ne fût
stérile, certes.
En fait, Mme de La Joyette ne pouvait que se louer des penchants
amoureux de sa domestique car, tant qu’elle vivait sa nouvelle
« grande affaire », elle était des plus zélées dans son
service, ne répugnant devant aucune tâche ou corvée. Elle était
alors sur son petit nuage et en abattait comme trois du lever
jusqu’au coucher. Mais, lorsque le galant l’abandonnait ou qu’elle
découvrait qu’il était marié ou qu’il vivait une semblable liaison
avec une autre, c’était une tout autre histoire. Elle devenait
alors soupe au lait et l’on ne pouvait plus rien lui demander. Et
il fallait la laisser fonctionner « au ralenti » jusqu’à
ce que cela lui passât.
Fort heureusement, il n’était pas nécessaire d’attendre
longtemps avant qu’elle ne s’entichât d’un nouveau galant et que
les choses reprissent leur cours.
Mais, en l’absence de Marinette Breton, cette rupture tombait
fort mal au goût de Mathilde et, comme d’habitude, Jeannette, son
autre domestique, de trois ans la cadette de Louison, rechignerait
à en faire plus qu’il ne lui incombait.
Au moins, avec cette fille-là, songea-t-elle, elle n’avait plus
de souci depuis qu’elle avait effectué une fausse couche après
avoir chuté dans l’escalier. Le Dr Jacob qui l’avait soigné avait
été catégorique. Elle ne pourrait plus jamais enfanter.
À cette évocation, Mathilde frissonna aussitôt.
« Et moi ? » songea-t-elle soudain.
Par un accord tacite, le Dr Jacob n’avait jamais évoqué sa
propre fausse couche qui lui avait fait perdre – elle ne pouvait
que s’en louer rétrospectivement – l’enfant qu’elle attendait du
comte Rozanov. Et donc elle ignorait, ne lui ayant jamais posé la
question, si elle était encore réellement une femme.
Mathilde rejeta aussitôt cette pensée stupide d’un mouvement de
tête. Mais le fait est qu’elle ne s’était point
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