Mélancolie française
fondé sur les investissements des gentlemen-farmers anglais et de la masse de paysans prolétarisés, s’offrant pour un prix modique dans les nouvelles usines.
Le roi de France serait finalement emporté par cette houle égalitaire qu’il avait provoquée. Au XVIII e siècle, les aristocrates, appuyés par les travaux de Boulainvilliers, puis de Montesquieu, contesteront la monarchie absolue capétienne au nom du droit de conquête des Francs sur des masses gauloises romanisées : « La liberté est née dans les forêts de Franconie », avait proclamé Montesquieu. D’abord surpris, rapidement débordés par le talent des chevau-légers aristocratiques et libéraux, les libellistes du roi finirent par rétorquer, par Mabillon et l’abbé Dubos, en faisant de la monarchie l’héritière de Rome, et la représentante de toute la nation. La monarchie, avocate de la « res publica » ! L’histoire de la France était parfaitement résumée dans cet apparent paradoxe. Mais les publicistes du roi n’osèrent pas aller au bout de leur logique « nationale » et « égalitaire » contre les prétentions « fédéralistes » et « inégalitaires » de leurs adversaires. Les historiens modernes donneront plutôt raison aux obscurs Mabillon et Dubos contre les brillants Montesquieu et Boulainvilliers : la monarchie française est bien davantage l’héritière de l’Empire romain que des tribus franques qui se sont partagé ses dépouilles. En 1789, la contestation nobiliaire fera pourtant vaciller la monarchie, mais l’ébranlement se retournera contre les aristocrates, lorsque la Révolution reprendra à son compte la thématique royaliste, mais de manière radicale. Sieyès proposera alors au tiers état de « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants ».
Entre la France et l’Angleterre, les nouvelles Rome et Carthage, entre la terre et la mer, on aurait pu envisager un partage équitable. On ne l’aura jamais. Louis XIV et Colbert armeront une marine puissante, qui dominera parfois l’anglaise, ce qui permettra au Roi-Soleil de conquérir le plus bel empire colonial que la France ait jamais eu : Louisiane, Caraïbes, Indes. Les Anglais n’auront de cesse que la France n’atteignît jamais ses « limites naturelles » sur le continent. L’un des deux devait céder ; ce sera la France.
C’est de cette histoire, de cet échec, de ce renoncement, que nous ne nous remettons pas. Ce pays programmé depuis mille ans pour donner la « paix romaine » à l’Europe devait rentrer dans le rang. Cette blessure saigne encore, même si on fait mine de ne pas voir le sang couler.
À la fin de son règne, Louis XIV tomba dans un piège impossible à éviter. Il ne pouvait refuser l’héritage espagnol pour son petit-fils, de peur d’être de nouveau pris en tenaille par le Habsbourg ; il ne pouvait non plus l’accepter, car il effraierait toute l’Europe, déjà travaillée depuis vingt ans par la propagande anglo-hollando-protestante qui brocardait le « roi du monde ». Dans les négociations qui précédèrent la guerre, on lui offrit une solution qu’il saisit sans hésiter : échanger Milan contre Madrid, la Gaule Cisalpine contre l’Espagne ; mais après une nuit d’intense méditation, le duc d’Anjou refusa de renoncer à son trône. Le roi absolu s’inclina devant le choix de Philippe V ; le grand-père céda au caprice de son petit-fils. Funeste faiblesse. Au-delà de la terrible guerre qui s’ensuivrait, des défaites, des famines, aggravées par le grand hiver de 1708-1709, la France avait manqué l’occasion unique de poursuivre son projet millénaire gallo-romain – après le Rhin, le Piémont – et d’accrocher une des terres les plus riches d’Europe, au moment où l’Espagne s’enfonçait dans un déclin d’où elle ne sortirait qu’à la fin du XX e siècle.
Les conséquences furent gigantesques. Au traité d’Utrecht en 1713, l’Angleterre – devenue le Royaume-Uni depuis son union avec l’Écosse en 1707 – se vit reconnaître la possession du rocher de Gibraltar ; ce pays du Nord et de l’Atlantique débouchait en Méditerranée, d’où il protégerait sa conquête indienne. La « mondialisation » anglaise était lancée. Avec les traités de 1713, la France prenait, sans le dire, sans même le savoir, sa place dans un système mondial organisé pour et par
Weitere Kostenlose Bücher