Mélancolie française
divine.
Tandis que les aristocrates anglais imposaient au roi une monarchie parlementaire, les frondeurs français échouaient et faisaient le lit d’un renforcement décisif de la monarchie absolue et centralisée. Cette défaite de la fronde française était inéluctable ; elle venait de loin. Sous Louis XIII déjà, de l’exécution de Chalais à celle de Cinq-Mars, le couple impérieux Richelieu-Louis XIII avait arrêté dans le sang le projet des grands du royaume d’instaurer un régime à la fois féodal et libéral.
Ce destin français venait paradoxalement de la faiblesse initiale des Capétiens, petits nobliaux d’Île-de-France qui cherchèrent des alliés au sein du tiers état, des bourgeois que les monarques successifs ennoblirent ; ils résistèrent de concert aux grands féodaux dont certains étaient plus puissants que le roi de France. Jamais, lors de la Fronde, la jonction entre aristocratie d’épée et noblesse de robe, les deux « classes sociales » rebellées successivement contre le cardinal, ne se révéla assez solide ni assez durable pour imposer à la monarchie un régime à l’anglaise. Certes, l’habileté machiavélienne de Mazarin divisa ses adversaires dans un tourbillon que conte avec un art inoubliable le cardinal de Retz dans ses Mémoires ; mais, plus profondément, cette alliance était rendue impossible par le mur de mépris et de crainte érigé par une noblesse féodale qui ne supportait pas, depuis des siècles, l’ouverture de sa caste à la bourgeoisie de juristes et de financiers imposée par les rois successifs.
En revanche, la monarchie anglaise, à l’issue de la conquête normande, était suffisamment puissante pour ne craindre aucun contre-pouvoir féodal. Au mitan du XVII e siècle, le roi d’Angleterre se trouva donc surpris et désarmé face à l’alliance solide et ferme – que n’entachait aucune inimitié – des deux aristocraties, d’épée et d’argent, qui lui imposèrent une monarchie aristocratique.
En 1642, le roi Charles I er entre au Parlement britannique, en compagnie de cinq hommes armés, pour réclamer l’arrestation de députés rebelles à la Couronne ; mais le « speaker » refuse et ne plie pas aux injonctions du monarque qui doit repartir bredouille. En 1661, le jeune Louis XIV apparaît en tenue de chasse, bottes au pied, et fouet à la main, devant les magistrats du parlement de Paris, pour leur imposer sa volonté lors d’un lit de justice. Le XVII e siècle avait scellé le destin français : la France ne serait pas l’Angleterre.
Depuis lors, de Voltaire à Mine, en passant par Talleyrand, Guizot, nos élites libérales (ancienne et nouvelle aristocratie mêlées) nous donnent les institutions anglaises en modèle. Notre sort aurait été scellé le jour où nous avons refusé cette monarchie constitutionnelle qu’ils admirent, quand Louis XIV l’a vaincue, et Louis XV l’a rejetée, que les monarchiens ont échoué en 1789, que Charles X a perdu les habiletés matoises de son frère Louis XVIII, que la monarchie de Juillet est tombée sous les coups de la révolution de 1848, que la III e République s’est perdue en 1940, que le général de Gaulle avait un goût inconsidéré pour « le pouvoir personnel ».
Pourtant, dans son livre Les Racines de la liberté, Jacques de Saint-Victor donne une clef juridico-sociologique qui clôt à double tour cette anglicisation dont ont rêvé tous ces bons esprits. En effet, les aristocrates anglais avaient tout pouvoir dans leurs comtés, là où leurs homologues français furent, à partir du XVI e siècle, concurrencés par le pouvoir royal, intendants et autres, qui arbitraient au nom de l’intérêt général. Quand, au XVIII e siècle, les aristocrates anglais clôturèrent les champs communaux à leur profit, sans tenir compte des protestations d’une valetaille paysanne précarisée depuis le Moyen Âge, habituée à se soumettre sans mot dire à la « volonté du seigneur » – les gentlemen-farmers changeaient à chaque génération de tenanciers –, les aristocrates français ne purent les imiter. Ils se heurtèrent à de multiples résistances, reculèrent devant des paysans assurés de l’hérédité de leurs tenures, et soutenus par les représentants du pouvoir central, juges et intendants royaux. Or, ce mouvement des enclosures fut à l’origine et du parlementarisme élitaire britannique et du développement industriel précoce de l’Angleterre,
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