Même les oiseaux se sont tus
disait la vérité. Bergeron partit donc dans son camion aux pneus gainés de lourdes chaînes. Jan demeura seul à la ferme, ses camarades étant à fêter quelque part à Winnipeg. Il se dirigea vers l’étable pour traire les trois vaches qui ne cessaient de beugler la douleur de leurs pis trop remplis. Le travail terminé, il sortit du bâtiment et regarda la neige l’envahir sans pitié. Il pensa à Élisabeth et se demanda si elle s’inquiétait de son absence. Si seulement M. Bergeron n’avait pas eu les doigts coincés dans sa bourse, les employés auraient pu avoir la permission d’utiliser l’appareil téléphonique eux aussi. M. Bergeron l’avait installé dans une boîte de bois fermée par un cadenas dont il était le seul à avoir la clef.
Jan allait regagner ses quartiers lorsqu’il eut une soudaine fringale. Sans ciller, il se dirigea vers la maison de M. Bergeron, entra dans la cuisine, ouvrit la porte du garde-manger et prit un petit morceau de chacun des aliments qui lui faisaient envie. Machinalement, il retint letout dans les pans de son manteau, geste qu’il avait fait des centaines de fois durant la guerre. Il ne pensait plus avoir à voler pour faire taire sa faim mais M. Bergeron semblait avoir oublié l’énorme appétit d’un ouvrier de dix-huit ans. En quittant la maison, Jan entendit la sonnerie étouffée du téléphone et ragea contre son patron, certain qu’Élisabeth était au bout du fil.
Jan rentra dans sa chambre et mangea comme un goinfre les quelques morceaux de pain, la boîte de tomates et la boîte de maïs ainsi que les trois biscuits un peu trop secs qu’il avait chapardés. Son repas terminé, il se força à éructer pour compléter l’illusion qu’il avait très bien mangé et il fit disparaître toute trace de son larcin. Il alla regarder la nuit que n’éclairait même plus la sentinelle fixée sur la grange, opacifiée par les tourbillons de neige. Il soupira. Il avait tant attendu ce premier Noël. Il se dirigea ensuite vers sa commode et en sortit du papier à lettres que lui avait donné Élisabeth. Il lui fallait répondre à M. Favreau qui lui avait expédié un cadeau de Noël. De dessous son oreiller, Jan tira un étui à lunettes neuf qu’il ouvrit pour en sortir sa précieuse relique. Il n’osait jamais le faire devant les autres ouvriers, qui n’auraient pu comprendre.
«Les yeux d’un père méritent encore mieux qu’un mouchoir propre
, avait écrit M. Favreau,
ils méritent un peu de confort.»
Jan profita de sa solitude pour caresser l’étui encore une fois. Puis il l’embrassa, embrassa les lunettes, et commença à écrire son mot de remerciement qu’il data du 27 décembre.
De tous les cadeaux que j’ai reçus, l’étui est le plus beau. J’ai passé le réveillon et le soir de Noël avecÉlisabeth chez les Dussault. Nous avons mangé comme des rois, ri comme des enfants et donné un récital de violon. Nous avons bien joué et vous auriez été fiers de nous. Élisabeth me prie de vous embrasser tous les deux
.
Jan Pawulski
La lettre terminée, Jan sortit son violon et s’installa pour jouer devant les lunettes de Tomasz et l’étui offert par M. Favreau. Au troisième coup d’archet, une corde se brisa et lui fouetta le visage. La douleur fut insignifiante comparée à la profondeur de la plaie qu’elle lui fit au cœur.
36
Jerzy trouvait que la fin de l’hiver avait une odeur étrange. Une odeur de terre brûlée d’engelures. Depuis que l’année 1947 avait tourné le coin, il s’était décidé à quitter Toronto. Avant de se payer la gâterie de voir les chutes du Niagara, il avait travaillé tout le mois de janvier comme plongeur dans un restaurant qui ne servait que de la nourriture noyée dans une sauce brune. Les monticules d’assiettes sales avaient achevé de le dégoûter de la vie en ville. Il n’aspirait plus qu’à retrouver la campagne.
Son arrivée en terre canadienne, quoique très différente de ses attentes, lui donnait envie de progresser, sans remettre en question sa décision de rentrer en Pologne un jour. Si ses journées étaient remplies, ses soirées, par contre, se laissaient habiter par les fantômes du souvenir.
Pour célébrer ses vingt-six ans, il quitta Toronto en auto-stop, se dirigeant vers les chutes, qu’on lui avait dit être extraordinaires. Il loua une chambre à peu près misérable mais très peu chère, pour y vivre une ou deux journées avant de se diriger
Weitere Kostenlose Bücher