Même les oiseaux se sont tus
vers St. Catharines. Il n’eut pas besoin de chercher les chutes, leur son emplissant la ville. Il suivit les boutiques de souvenirs et se retrouva tout à côté du bouillonnement. Il en était si rapproché que des gouttelettes, qui devaientencore avoir le vertige de leur culbute, s’accrochaient à son visage.
Appuyé au garde-fou, Jerzy ne broncha pas, fasciné par le grondement des chutes, gigantesque percussion accompagnant ses souvenirs. Ignorant volontairement les sourires béats de dizaines de nouveaux mariés, Jerzy rythma sa mélopée sur le grondement de l’eau, battant la mesure des airs joués par sa mère ou par le quintette qu’il formait avec sa famille. Il acheva cette songerie le visage humide, et il ne voulut pas savoir si c’était de buée ou de tristesse. Il voyagea dans le temps de sa vie, repensa à Karol et siffla les airs qu’il avait péniblement arrachés au violon du mari de Pamela pour faire plaisir à ses amis. Cette soirée du 5 février 1948, qui le voyait revêtir ses vingt-six ans, fut donc particulièrement difficile à traverser. Les fantômes de toutes ses amours sautillaient devant lui, même celui, plus récent, d’Anna, qui fondait le roulement du train sur celui des trombes.
La nuit avait finalement réussi à faire rentrer les gens lorsque Jerzy ouvrit la porte de sa chambre. Il tua quelques cafards, dont il avait toujours eu dédain, et alluma une cigarette dont il tira une grosse bouffée, puis laissa sa pensée chevaucher la fumée qui devenait rouge ou bleue suivant les hoquets du néon du snack-bar voisin de l’hôtel. Il fut hypnotisé par l’alternance des couleurs. Le grondement des chutes et le cliquètement du néon réveillèrent en lui un désir qu’il voyait beaucoup plus bleu que rouge. Anna. Électrisé par l’image d’Anna, il écrasa son mégot, se leva brusquement et prit sa valise, qui avait l’air d’un mollusque noir abandonné dans un coin de la pièce.Il y remit les quelques vêtements qu’il en avait sortis, descendit silencieusement l’escalier, sonna la clochette pour appeler le préposé, régla, et, en moins d’une demiheure, il était assis à la droite d’un routier qui rentrait de Buffalo et se dirigeait vers Toronto. Un Américain de son âge qui ne cessait d’appuyer sur les boutons chromés de la radio, s’arrêtant de préférence sur
The Tommy Dorsey Orchestra
.
–
D’où es-tu?
Jerzy sourit à l’accent nasillard et traînard.
– Winnipeg.
Il ne sut pourquoi mais il eut l’impression qu’il venait d’avouer une vérité depuis longtemps cachée dans un panier de poires et de pêches.
– Ville ennuyante, Winnipeg.
Jerzy le regarda, les yeux interrogateurs. Il ne connaissait rien de cette ville, Anna ne lui ayant parlé que de Saint-Norbert et du marché des maraîchers.
– Son marché, derrière l’Hôtel de Ville, est beau.
– Tu as un drôle d’accent. Es-tu
British?
–
Non, polonais.
– Oh! Polak...
Il eut l’impression que la conversation venait de se terminer, le camionneur fixant les yeux sur la route qui filait droit vers le nord.
Le train glissa en gare sur les rails garnis de glace, vestige d’une tempête impitoyable qui avait déprimé tous ceux qui croyaient que le printemps pouvait, parfois, se montrer en février. Jerzy, sa valise flottant sur le mollet gauche, se dirigea résolument vers la sortie, traversant la gare sans en voir ni le dôme ni le plancher. À peine eut-il passé la porte qu’il fut assaillipar un froid si terrible qu’il n’en crut pas ses joues. Il se figea pendant quelques secondes, le temps que ses poumons se remettent de l’attaque, et vit son souffle lui revenir au visage pour l’embuer et le glacer davantage. Tout juste remis, il s’engagea en boitant sur un trottoir cent fois plus glissant que ceux de Toronto. Il ne put faire que dix pas avant de choir avec force sur les fesses. La douleur résonna jusque dans sa tête. Il se demanda si son idée avait été brillante.
Jerzy s’informa à gauche et à droite et réussit à sortir de la ville de Winnipeg. Ne sachant trop comment intercepter les automobilistes, il fit de grands signes avec les bras. Un camion s’arrêta finalement, le chauffeur lui demandant s’il était malade et s’il avait besoin de secours. Jerzy répondit que non et fut quand même invité à monter. Ce n’est que lorsqu’il fut relativement confortable et que le camion zigzaguait entre Winnipeg et Saint-Norbert que
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