Même les oiseaux se sont tus
était suffisamment rempli, il disparaissait pour quelques heures. Élisabeth savait qu’il troquait des morceaux contre de la nourriture qu’il rapportait et partageait avec elle. De vrais trésors.
Jan et Élisabeth n’avaient jamais osé révéler leur commerce aux parents; Élisabeth parce qu’elle craignait qu’ils ne soient accusés de complicité si Jan se faisait coincer, et Jan parce qu’il avait la douloureuse impression de leur enlever le pain de la bouche. Plus le temps passait, plus leur secret leur pesait. Ils s’étaient promis de tout dire à la Noël mais n’en avaient rien fait. La confession avait été remise au jour de l’An... en vain. Jan se sentait doublement fautif puisqu’il n’avait jamais avoué à sa sœur avoir déjà eu, en échange d’un peu de charbon, un morceau de chocolat tellement bon qu’il l’avait tout mangé, seul. Le soir, à table, il en avait été tellement malheureux qu’il n’avait rien pu avaler et, pour le punir de son égoïsme, son estomac avait tout rendu.
Quand Jan rentrait d’une tournée, comme il l’avait fait aujourd’hui, Élisabeth attendait que minuit lui permette d’aller le retrouver pour lui laver les pieds à l’eau fraîche et nettoyer les plaies qu’il s’infligeait. Ce soir, il avait les pieds particulièrement meurtris.
– Tu en ramasses trop. Pourquoi est-ce que tu ne prends pas le risque de t’en mettre dans les poches?
– Tu le sais. Parce que papa et maman pourraient être soupçonnés de complicité.
Élisabeth eut une moue effrayée. Elle faisait des efforts pour cacher sa peur, se demandant souvent si la complicité de trafic de charbon était punie par la prison ou la mort.
– Penses-tu que papa et maman peuvent deviner que je fais mes exercices de violon assis?
– Ça n’a pas d’importance. Le son est aussi beau. Ça ne s’entend pas. Les violons d’un orchestre sont assis.
– Je sais, mais je ne suis pas un orchestre.
Il avait le devant des orteils noirci et cloqué.
– Tu as encore exagéré, Jan.
– Non.
Du dessous de son lit, il sortit deux pommes. Élisabeth faillit trahir sa présence par un cri qu’elle retint de justesse.
– Ce n’était pas une bonne journée pour le leur dire. C’était l’anniversaire de Jerzy.
– Je sais. Je me demande pourquoi ils n’en ont pas parlé.
– Probablement parce qu’ils ont décidé qu’il était mort.
– Jan! Ils n’auraient jamais décidé une chose pareille. Ils prient pour lui tous les jours.
– Pour lui ou pour son âme?
– Jan! Tu dis des sacrilèges.
– Pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas mentionné son anniversaire?
– Moi, je n’en ai pas parlé pour ne pas leur faire de peine. Eux aussi, probablement.
– C’est ce que je pense. Et c’est pour la même raison que je pense que nous devons, toute notre vie, ne pas dire que nous avons eu un petit commerce.
– Toute notre vie?
Jan prit un air sérieux. Il réfléchissait pour être certain d’avoir la bonne réponse.
– Toute notre vie de guerre.
16
M me Grabska frappa du balai et Tomasz entrouvrit la porte. Un jeune homme arriva sur le palier, un étui à violon à la main. Tomasz l’invita à entrer, le fit attendre dans le salon, pénétra dans son bureau et en ressortit avec deux livres d’histoire.
– Merci, professeur.
Tomasz regarda Jozef et lui sourit avec fierté.
– Ce n’est pas nécessaire que tu t’exposes toujours. Fais-moi savoir ce dont vous avez besoin. J’essaierai de le trouver et de vous le faire parvenir.
– Nous manquons de cartes.
– D’Europe?
– Oui.
– De quelle époque?
– De toutes les époques. Au siècle dernier, avant la Première Guerre... Toutes.
Tomasz promit d’y voir et Jozef partit comme il était venu, discrètement, l’étui transportant deux livres. Tomasz retourna près d’Élisabeth qui l’attendait patiemment pour continuer son cours de culture générale. Jan jouait du violon dans sa chambre. Lui et Élisabeth avaient deux leçons par semaine et progressaient tous les deux rapidement. Zofia rêvait d’en faire des violonistes de concert ou des premiers violons. Elle avait plus d’élèves qu’elle ne pouvait en prendre. Malgré sesexigences d’admission, sa réputation l’avait presque forcée d’accueillir les enfants de certains officiers allemands. Elle avait donc cédé son poste de première ligne pour être réserviste au courrier clandestin. Tomasz fut soulagé de cette
Weitere Kostenlose Bücher