Même les oiseaux se sont tus
s’installa devant sa fenêtre, dans le noir, et regarda la lune que la nuit affamée avait entamée. Elle attendit patiemment que les aiguilles de sa montre s’embrassent sur le coup de minuit. Elle sortit finalement de sa chambre et, à pas feutrés, se dirigea vers celle de Jan. Y étant entrée, elle s’approcha de lui et s’assit sur le bord du lit. Elle le regarda dormirlonguement avant de lui secouer l’épaule en insistant juste assez pour qu’il s’éveille sans être effrayé.
– J’ai quelque chose à te dire, Jan.
– En pleine nuit?
– Oui.
Elle le regarda en souriant. Son frère était, paraît-il, assez joli pour un garçon. Toutes les filles le lui disaient. Elles déploraient évidemment qu’il n’ait que onze ans.
Élisabeth était un peu chagrinée de le voir si réveillé. Elle avait négligé qu’il avait déjà eu plusieurs heures de bon sommeil.
– Maintenant que je suis presque une grande personne...
– Grande personne?
– Oui, Jan. Depuis cinq minutes, j’ai treize ans.
– Jerzy est devenu une grande personne à dix-sept ans...
– Pour les filles, ce n’est pas pareil... Maintenant que je suis une grande personne, il faut que je m’excuse pour tout le mal que nous faisons parfois aux enfants.
Jan grimaça. Il arrivait à sa sœur de parler d’une façon qui l’énervait au plus haut point.
– Es-tu venue me dire que tu as mangé ma portion de souper?
Élisabeth haussa les épaules. Son frère était tellement, tellement enfant.
– Non, je peux même te dire que je n’ai pas soupé non plus parce que...
Maintenant elle s’embrouillait dans ses pensées et ses paroles. S’il fallait qu’elle le blesse au lieu de le réconforter!
– Viens regarder la lune avec moi.
Jan la suivit en grognant un peu mais avec toute sa complicité de frère qui savait bien qu’elle n’était pas là pour des fadaises. Elle se mit à parler d’une drôle de façon de cette lune qui était la lumière de la terre pendant la nuit, prenant la relève du soleil. Ce soir, la lune avait été mordue et semblait avoir perdu un morceau. Il leur fallait se consoler parce que l’absence de ce morceau était illusoire, parce qu’il était encore là, invisible mais bien présent.
– Tu sais, Jan, aujourd’hui, il y a des morceaux qui sont partis.
– Des morceaux?
– Oui. Des petits morceaux d’hommes et de femmes... des enfants.
– Il y a des enfants qui sont partis?
– Oui. Partis pour le Canada.
– Voir l’ami de papa?
– Non, je ne pense pas. Voir l’automne, j’imagine. Mais ils ne le verront pas.
Jan n’était pas dupe. Sa sœur feutrait tellement ses mots que toute la conversation se faisait en sourdine. Il soupira.
– Est-ce qu’il y a des enfants qui sont morts?
– Oui...
– Des Polonais?
– Non. Des Britanniques.
Jan réfléchit quelques instants, l’air on ne peut plus sérieux.
– Ce n’est pas trop grave. Au moins, Jerzy n’est pas mort... Morts comment?
– Bombardés par les Allemands.
Cette fois, Jan accusa le coup. Il côtoyait des Allemands tous les jours. Il aurait compris que lesenfants fussent morts dans un incendie ou dans un accident. Mais bombardés par les Allemands...
– Bombardés où?
– Ils étaient sur le bateau qui...
Jan fit signe qu’il avait compris. Il se recoucha doucement, posant sa tête sur l’oreiller. Élisabeth se rassit à ses côtés. Il la regarda et lui fit un sourire triste, qui ne lui découvrit pas les dents.
– Je ne t’en veux pas.
– M’en vouloir?
– Oui. Quand c’est arrivé, tu n’étais pas encore une adulte. Tu n’as pas à t’excuser. Tu étais une enfant quand c’est arrivé.
Élisabeth et Jan ne dormirent presque pas cette nuit-là. Ils parlèrent de la mort et Jan dit qu’il aimerait mieux mourir qu’avoir peur. Ils pensèrent à Jerzy et constatèrent tristement qu’ils avaient presque oublié ses traits. Ils imaginèrent ces arbres que l’automne canadien rougissait et ils terminèrent cette veillée en pensant que l’automne allemand, lui, avait rougi la mer.
15
Zofia sentit quelque chose lui couler sur le mollet. Elle mit la main et heurta la bouche baveuse d’Adam qui, à treize mois, venait de faire ses premiers pas et s’accrochait maintenant à elle.
– Adam! Quelle belle surprise!
Assise et occupée à bien écouter une élève, Zofia ne l’avait pas vu arriver et elle fut ravie d’apercevoir sa frimousse bavante. Elle lui caressa les
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