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Même les oiseaux se sont tus

Titel: Même les oiseaux se sont tus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arlette Cousture
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l’Afrique du Nord en passant par la Palestine. La croisade avait duré des mois et des morts et Jerzy s’était demandé si, à chaque fosse qu’il creusait, il n’enterrait pas aussi ses espoirs de renaître à une vie normale.
    Jerzy soupira et se retourna dans ce lit de camp inconfortable qui était son seul meuble. Il lui arrivait parfois de le voir comme un cercueil; d’autres matins, comme un berceau. Parfois comme une planche de torture; d’autres soirs, comme une quille de bateau. Jerzy se rasait sans se regarder dans une glace. Il refusait d’utiliser un miroir. Il l’avait fait en posant les pieds en sol italien et il avait eu mal de voir les yeux qui le regardaient, tristes billes bleues dans deux cavités noires. Il savait avoir vingt-deux ans mais le reflet lui en donnait le double. Lunettes en moins, il ressemblait énormément au souvenir qu’il avait conservé de son père.
    Depuis que les Alliés tentaient de rallier Rome, ils s’étaient, disait-on, heurtés à un obstacle de taille: uncouvent haut perché sur une colline abrupte, occupé par les Allemands. Les soirées étaient remplies d’histoires fabuleuses à propos de ce monastère.
    – Il paraît qu’il est si haut qu’il ressemble à un nid d’aigle.
    – C’est probablement pour ça que ces rapaces d’Allemands s’y sentent confortables.
    Jerzy écoutait attentivement tout ce qu’on racontait. Les plus croyants voyaient dans la proximité du lieu saint le présage d’un retour à la paix.
    – Vous vous rendez compte? Expédier des Polonais en Italie, tout près de Rome! C’est ce qui, pour eux, ressemble le plus à la patrie.
    – Ou au paradis.
    Jerzy avait secoué la tête devant tant de naïveté. Il n’avait jamais accepté de mêler foi et guerre. Sa relation avec Dieu était à lui et il refusait de la partager avec tous les autres. Dieu devait n’entendre qu’un cafouillis de jérémiades et de supplications. Jerzy, lui, préférait lui raconter ce qui se passait. Il ne voulait pas l’ennuyer avec le mal qui déferlait sur les pays en guerre. Il préférait lui décrire un des bons repas qu’il avait pris, plutôt que de lui reparler de la faim dont il avait souffert pendant tant de temps.
    Jerzy se retourna encore une fois sur le ventre, s’enfouit la tête et se revit avec le manteau rapiécé et fourré de plumes, additionné d’une peau de mouton lui tombant jusqu’aux fesses; avec le chapska retenu par une corde, enfoncé par-dessus une écharpe trouée, enturbannée autour de la tête, le front couvert par la visière, les oreilles et le cou par le rabat. Il repensa à son inconfort, la peau des jambes frottant contrele tissu rêche et rigide d’un pantalon recouvert lui-même de deux autres pantalons. Il revit ses pieds autour desquels il avait enroulé toutes les guenilles qu’il avait pu trouver. Des pièces d’écorce de bouleau, ficelées sur le tout, lui servaient de bottes. Pendant deux hivers, il avait travaillé à cinquante degrés sous zéro, à conduire des chevaux, à abattre des arbres – ô la joie de se réchauffer en bûchant! –, à arracher l’écorce des troncs. Il avait fait le flottage du bois, temps béni où on avait légèrement augmenté les portions de nourriture. Il avait eu faim et froid, mais la faim avait été plus difficile à supporter. Il avait toujours pu s’emmitoufler davantage, mais avait été dans l’impossibilité d’avoir plus de nourriture qu’on ne lui en avait offert. Il s’était contenté d’un demi-kilo de pain par jour, dont il mangeait un morceau avec une soupe à l’orge le matin; qu’il trempait dans une tasse d’eau bouillante le midi; qu’il finissait avec un autre bol de soupe, très diluée, le soir. Faim. Il avait eu faim. Faim jusqu’à la souffrance.
    Jerzy sentit son estomac, éveillé par ses réminiscences, se contracter. Il s’assit sur son grabat et se prit le ventre à deux mains.
    – Ça ne va pas, Pawulski?
    – Oui, oui. Une crampe, c’est tout.
    Jerzy se reconcentra sur Dieu à qui il avait cessé de demander quoi que ce soit parce qu’il n’y avait plus moyen de savoir s’il avait été exaucé. Où en était la vie de sa famille? Son père et sa mère lui avaient-ils pardonné son départ? Le croyait-on mort?
    Autour de lui, on discutait avec passion.
    – Pensez-vous que la religion empêcherait la guerre d’être cannibale? Pensez-vous qu’il n’y a pas eu demorts ici parce que c’est l’Italie?

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