Même les oiseaux se sont tus
s’en prenait souvent à elle à propos de tout et de rien. Tomasz pensait qu’il était jaloux des responsabilités qu’elle avait. Zofia, elle, comprenait que Jan n’avait qu’une hâte: avoir presque toutes ses journées à lui.
– Je vais aller à mes cours clandestins, jouer beaucoup de violon, et, pour le reste du temps, je vais me trouver du travail.
– Tu ne viendrais pas à mes cours d’histoire?
Jan sourcilla avant de répondre qu’il aimait bien l’histoire mais qu’il ne comprenait pas pourquoi elle ne parlait jamais de l’avenir.
– Parce que, par définition, elle parle du passé. Elle est la mémoire de l’humanité. Elle nous explique tout. L’histoire nous montre qui nous sommes.
– Est-ce que l’histoire nous dit quand va se terminer la guerre?
– Non. Les historiens ne savent pas ça, et les politiciens non plus. L’histoire ne nous dit pas ça, mais elle nous explique pourquoi et comment cette guerre a éclaté.
– C’est pour ça que je n’aime pas tellement l’histoire. J’aimerais mieux savoir ce qui se passera quand je serai grand.
Tomasz faisait de louables efforts de retenue. Il avait énormément de difficulté à accepter que son fils n’ait aucune prédisposition à la curiosité historique.
– Au fait, Jan, pourquoi est-ce que tu as cherché les livres que j’avais quand j’allais à l’école?
– Parce que je savais que quand tu étais petit, tes cours se donnaient en allemand.
– Qui t’a dit ça?
– Toi.
Tomasz acquiesça de la tête.
– Oui, moi. Mais ce que tu oublies, Jan, c’est que toi tu connaissais un petit morceau de l’histoire de la Pologne.
– De toute façon, papa, les morts ne s’inquiètent pas pour nous.
Zofia, qui assistait au premier affrontement entre Jan et son père, était bouche bée devant la souffrance et la détermination de son fils. Tomasz, lui, regardait Jan l’air complètement désespéré. S’il comprenait l’angoisse de son fils, il était mal à l’aise devant ce propos plus qu’athée.
– Tout ce que j’ai dit, c’est que les historiens ne sont jamais là où se passe l’action. Ils arrivent un siècle plus tard.
Tomasz était catastrophé.
– Ton père est un historien et il participe sérieusement au moulage de l’histoire de la Pologne. En faisant de la résistance, Jan, ton père devient un artisan du présent et de l’avenir.
– Je n’y crois plus, à la résistance. Personne n’a été capable de sauver Londres des bombardements.
Tomasz se leva lentement de table et alla se réfugier dans ses notes de cours pendant qu’Élisabeth tentait de calmer Adam que la faim tenaillait. Jan était rouge d’incompréhension. De voir les épaules soudainement voûtées de son père lui fendit le cœur et il partit rapidement derrière lui pour le rejoindre. Tomasz était assis devant un livre ouvert et semblait absorbé par sa lecture. Il avait toujours le nez à une vingtaine de centimètres de sa page. Jan s’immobilisa et le regarda. Comme il aimait ce père qui, faute d’avoir de bons yeux, avait appris à tout regarder de près! Une espèced’horloger qui passait sa vie à observer le mécanisme du temps. Jan s’approcha de Tomasz et accepta sans mot dire que son père le boude et l’ignore pendant cinq minutes et trois éternités. Il restait au garde-à-vous, respirant au même rythme que lui, retenant des larmes de honte. Tomasz laissa enfin tomber son livre et essuya ses lunettes avant de lever les yeux sur son douloureux fils.
– Au camp, je regardais toujours le petit éclat de ma lunette. Je trouvais que ça mettait un peu de soleil dans la grisaille des figures des gens qui souffraient. Aujourd’hui, je t’avoue avoir besoin de le regarder encore.
Jan voulut s’excuser mais il en fut incapable. Il s’approcha de son père, lui prit une main et l’embrassa.
– Cesse de me frapper, Jan. C’est inutile, je ne rendrai jamais les coups.
Tomasz attira son fils par le cou et l’embrassa sur les deux joues.
– J’aime mieux que tu m’embrasses au lieu de me battre, parce que je suis capable de rendre une accolade.
17
Jerzy se demandait quand il pourrait sentir le parfum des fleurs qu’il devinait enfouies sous les monticules de terre déchiquetée par les tonnes et les tonnes de bombes lancées sur l’Italie. Depuis son départ dans la colonne polonaise rassemblée pour suivre le général Anders, il avait vu tant de pays, de l’Iraq et l’Iran à
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