Même les oiseaux se sont tus
soir, Élisabeth le reconnaissait, il entrait vraiment très tard. Peut-être s’était-il arrêté en chemin pour lui trouver un petit quelque chose. La vie était tellement plus facile maintenant qu’il avait un travail pour cacher ses cours clandestins et que M. Jacek essayait de les visiter une fois par mois, apportant avec lui des légumes et parfois de la viande. Demain, pour ses treize ans, elle mangerait du lapin en sauce. Elle ne voulait pas savoir de quelle couleur il avait été, le petit lapin doux qu’elle savourerait. Élisabeth sortit de sa chambre et entra dans celle de Jan. Il était endormi si profondément qu’elle ne réussit pas à l’éveiller. «Heureusement, songea-t-elle, que mon anniversaire n’est que demain, parce que je l’aurais aspergé d’eau froide.» Elle referma la porte et pénétra dans la cuisine, certaine d’y voir enfin sa mère sourire. Ni son père ni sa mère ne souriaient. Sa mère lui demanda même, sans dire s’il vous plaît, de langer Adam et de s’occuper de son boire. Élisabeth ne posa pas de questions et obéit aussitôt, même si elle avait une faim terrible. Elle envia presque Jan de dormir en cette soirée qui ressemblait étrangement à une soirée de guerre. Les soirées de guerre n’étaient pas trop fréquentes mais elles commençaient toujours de la même façon: par une mauvaise nouvelle. Elle espérait que la mauvaise nouvelle de ce soir ne déteindrait pas sur le premier jour de ses treize ans.
Élisabeth prit Adam et sortit de la cuisine pour n’y revenir qu’une demi-heure plus tard, affamée et la patience à vif, Adam ayant décidé de protester violemment contre les molaires qui lui vrillaient les gencives. Elle s’empressa de s’asseoir après s’être servi une portion qu’elle aurait aimée plus généreuse. Elle avait à peine piqué sa fourchette que son père la regarda de son regard de guerre. Elle savait que la mauvaise nouvelle ne tarderait pas à tomber dans son assiette. Elle eut soudainement une peur à faiblir que Jerzy ait été blessé. Pire, tué. La fourchette lui tomba presque des doigts.
– Ta mère et moi sommes troublés. Nous venons d’apprendre qu’il n’y a vraiment plus un seul coin d’Europe où l’on puisse être en sécurité.
Élisabeth essayait de comprendre ce que son père lui exprimait, mais les mots ne trouvaient aucune résonance.
– Pourquoi est-ce que vous me dites ça? Est-ce que vous avez reçu des nouvelles de Jerzy?
– Non, non. Je suis désolé que tu aies pu penser cela. Non, nous avons eu des nouvelles d’Angleterre.
– D’Angleterre? C’est à l’autre bout du monde.
– Justement. Ton père a appris aujourd’hui que les Allemands avaient coulé un navire, l
’Empress of Britain
, qui emmenait des enfants vers le Canada.
Élisabeth fut étonnée de ne plus entendre les cris de son estomac et flattée que ses parents lui fassent partager une réalité d’adultes. Elle jeta un coup d’œil à Zofia qui lui fit un triste sourire de complicité entendue. C’est avec le plus grand sérieux qu’Élisabeth écouta Tomasz raconter que, le jour même, un bateau rempli d’enfants britanniques en route pour le Canada afind’échapper aux attaques de plus en plus fréquentes avait été coulé par les Allemands et que tous les enfants étaient morts.
– Ils avaient quel âge?
Tomasz regarda Zofia, dérouté par la question. Il cherchait à faire comprendre à sa fille que la guerre était aussi cruelle même au-delà des frontières de la Pologne et elle lui demandait l’âge des enfants.
– Je n’en sais rien. Probablement tous les âges d’enfants.
– Je vais le dire à Jan. Il faut qu’il comprenne tout ce que peut faire la guerre. Je pense avoir les mots parce que je me souviens très bien comment on se sent quand on est enfant. Mais je ne sais pas comment on se sent quand on est enfant et qu’on sait qu’on va mourir.
Élisabeth avait parlé avec tellement de générosité que Tomasz et Zofia se regardèrent avec fierté. Leur fille venait d’étendre un baume sur la plaie vive qui suintait sur leurs corps. Élisabeth se leva de table et sortit de la cuisine en marchant le dos bien droit, comme une femme. Zofia la regarda aller et sourcilla d’étonnement. Sa fille venait de prendre six centimètres en dix minutes.
Élisabeth tourna en rond dans sa chambre pendant près d’une heure, puis décida d’enfiler sa robe de nuit. Ainsi vêtue, elle
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