Même les oiseaux se sont tus
sursaut, hurla lui aussi comme il l’avait fait le jour de leur rencontre. Jan bondit sur ses pieds et se frappa la tête en répétant le nom pour l’imprimer à jamaisdans ses souvenirs. En quelques secondes, les trois faisaient la farandole autour des braises du feu. Puis Jan commença à pousser des petits cris d’Amérindien, faisant «aaaaa» de la bouche et saccadant le son en appliquant à répétition sa main sur ses lèvres, comme au cinéma, ce qui fit rire Marek qui ne l’avait jamais vu aussi déchaîné.
– Un Canadien errant, Marek! Est-ce que ça te plairait d’être un Canadien errant?
– Penses-tu vraiment, Jan, que nous sommes assez errants pour avoir le titre?
– On ne peut pas nous en demander plus.
Le sommeil ne revint plus de la nuit. Ils avaient un but: rallier un camp de réfugiés en Allemagne et retracer François Villeneuve.
Alors que pendant des mois ils avaient souffert du froid, de la faim et de milliers de blessures infligées à leurs corps par les rochers râpeux, les roches pointues et les branches acérées, ils devaient réapprendre à demander au lieu de voler. Jan fut celui qui eut le plus de difficulté à le faire.
– En volant, je n’avais pas l’impression d’être un saltimbanque errant qui joue des airs de violon sur un instrument blessé qui n’a plus que trois cordes.
– Tu peux en prendre une sur le violon de Jerzy. Tu fais exprès d’avoir l’air misérable.
Jan enchaîna, comme s’il n’avait rien entendu:
– Je volais en me disant que je me confesserais aussitôt la guerre terminée. Maintenant, je n’ai plus d’excuses.
– Mais, Jan, les gens sont tous gentils.
– Regarde-nous. Nous avons l’air de trois squelettes en équilibre au bord d’une fosse. Les gensnous méprisent ou nous prennent en pitié, Élisabeth, c’est tout. As-tu déjà connu des Allemands qui ne méprisaient pas les Polonais? Combien de fois est-ce qu’ils nous ont invités à partager leur repas? Jamais. Même si nous sommes dans la zone américaine. La guerre est finie. Et nous sommes presque encore des enfants. Oui, ils nous donnent de la nourriture, mais nous devons nous éloigner pour la manger. Nous sommes dégoûtants et ils ont dédain de nous. Nous, nous leur avons donné à manger, à leurs soldats puants. Et nous n’avons pas hésité. Sans parler du galeux de chien sale de Cracovie.
Élisabeth le laissa décolérer avant d’enchaîner.
– Nous mangeons quand même mieux que pendant la guerre, Jan.
– Jamais assez, Élisabeth. Jamais assez.
Élisabeth reconnaissait bien là son frère, qui avait toujours eu l’estomac au centre de ses pensées. Mais Marek l’occupait davantage que les enfantillages de Jan, qui n’avait pas offert cinq minutes de son temps pour remercier la vie de ne pas les avoir abandonnés.
Marek, lui, était si différent. Depuis qu’ils étaient mariés, pas une seule fois il n’avait exigé d’elle qu’elle lui offre son corps. Il s’était toujours contenté de la caresser et de la cajoler, devinant que son désir naîtrait quand son corps aurait cessé d’avoir faim.
Il avait aussi accepté de les suivre au Canada, s’ils retrouvaient Villeneuve et si celui-ci voulait bien les accueillir, et il ne cessait de faire des rêves qu’Élisabeth pouvait confortablement habiter. Il pourrait être professeur de langues – il en parlait quatre: le polonais, le français, le russe et l’allemand – et elle, enseigner leviolon. Quant à Jan, ils verraient à ce qu’il termine ses études et exerce la profession de son choix.
– Mes parents seraient découragés de savoir que leur fils de seize ans n’a même pas terminé son lycée.
Élisabeth était enfin capable de parler de Tomasz et de Zofia sans pleurer. Elle pouvait avoir les yeux humides, mais les sanglots ne l’étouffaient plus. La présence de Marek la réconfortait énormément. Sa vie aurait enfin un sens, même s’ils ne retrouvaient pas Villeneuve. À défaut du Canada, ils choisiraient peutêtre la France. Toutes les jeunes servantes au pair qu’ils avaient eues à la maison jusqu’au début des hostilités leur avaient appris la langue et l’amour de ce pays.
– Je pense, Marek, que la France serait moins accueillante. Elle a été passablement malmenée et j’imagine que les Français n’ont pas vraiment envie d’apprendre l’allemand. Enfin, pas cette année.
– Oui, mais si je me mettais au japonais, nous pourrions aller aux
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