Même les oiseaux se sont tus
son frère, ou même ce petit dernier qu’il était certain de pouvoir reconnaître. Depuis son arrivée à Cracovie, il n’avait pas vu plus d’une dizaine de visages familiers mais personne ne l’avait remarqué. On ne regardait plus les têtes qui ballottaient au-dessus des uniformes boiteux, fussent-ils anglais.
Il avança en hésitant, frappa à la loge de M me Grabska, et, n’obtenant aucune réponse, monta l’escalier d’un pas qu’il aurait voulu léger mais que sa blessure et son angoisse alourdissaient. Il s’arrêta devant la porte de l’appartement de ses parents et ne bougea plus. Il avait espéré entendre le piano ou le violon mais seuls des pleurs de bébé et la voix d’une mère qui tentait de le calmer passaient sous la porte. Il fronça les sourcils d’incompréhension. Puis il comprit. Élisabeth, qui avait maintenant dix-huit ans, avait eu un bébé. Il n’y avait pas d’autre explication. Rassuré, il frappa avec une hésitation à peine perceptible. La porte s’ouvrit et il se trouva devant une inconnue aux dents pourries, aux cheveux cotonnés et à l’haleine fétide. Jerzy se figea, se demanda où il était arrivé, se croyant, pendant quelquesinstants, tombé directement aux enfers. L’apparition était repoussante, et il recula d’un pas.
– Je m’excuse, je croyais être chez les Pawulscy.
– Les qui?
– Pawulscy.
– Connais pas. Moi, je suis ici avec mon bébé depuis cinq mois. Connais pas vos Pawulscy.
Le bébé recommença ses hurlements. La mère haussa les épaules, gémit contre le fait qu’elle était complètement tarie et qu’elle n’avait pas d’argent pour acheter du lait, quand il y en avait évidemment.
– Vous, les Anglais, vous ne pouvez pas comprendre. Mais nous, les Polonais, on ne peut pas dire que la guerre nous ait épargnés.
– Les Anglais non plus n’ont pas été épargnés.
– Ouais. Mais ils doivent manger. Avec les Russes, c’est pas pareil.
Sur ces paroles, ne s’étonnant même pas qu’un soldat anglais lui ait parlé en polonais, elle referma la porte. Jerzy avait à peine eu le temps d’apercevoir quelques morceaux de mobilier, dont son lit, tiré dans le salon. Il se secoua pour se convaincre qu’il ne rêvait pas. Alors, il redescendit et frappa de nouveau chez M me Grabska. Il entendit craquer le plancher.
– Qui est là?
Il respira en reconnaissant sa voix.
– Jerzy, Jerzy Pawulski, madame Grabska.
Le cliquetis des chaînes, le frottement des ferrures et le bruit de la clé dans la serrure ne durèrent que quelques instants. La porte s’ouvrit toute grande et il vit apparaître M me Grabska, qui ressemblait à son souvenir, sauf qu’elle semblait déguisée en sa propre mère. Après un moment d’hésitation devant l’uniforme,elle se précipita dans les bras de Jerzy en gémissant et en sanglotant d’émotion.
– Jerzy, Jerzy Pawulski… Je te croyais mort.
Un terrible silence suivit cette remarque et M me Grabska attira Jerzy à l’intérieur. Il se laissa tirer. Ici aussi, presque rien n’avait changé mais tout était différent. Il avait imaginé la loge beaucoup plus grande. Mais elle était minuscule. M me Grabska sortit une théière, mit de l’eau à bouillir sur son petit réchaud à gaz et chercha ses plus jolies tasses. Jerzy, inquiet à la limite de l’affolement, s’impatientait. À la voir cacher sa nervosité par un rictus tremblotant, il comprit qu’elle n’avait certainement rien d’agréable à lui communiquer. Elle s’arrêta enfin face à lui, hocha la tête d’incrédulité, soupira profondément et se dirigea finalement vers le lit.
– Je cherche comment te raconter ce qui s’est passé ici, mais je n’ai plus de mots, Jerzy. Uniquement du chagrin.
Elle prit l’étui à violon sous le lit et le lui tendit.
– C’est le violon d’Élisabeth.
– Possible. Je ne savais pas auquel de vous il appartenait.
Jerzy sentit un oiseau emprisonné dans sa poitrine, et qui ne cessait de battre des ailes et de donner des coups de bec. Alors, M me Grabska vint s’asseoir à côté de lui et lui raconta la guerre que sa famille avait vécue. Il ne l’interrompit pas, se contentant de lui faire signe de ralentir son débit, les mots et les images prenant parfois du temps à trouver le chemin de sa compréhension. À la fin du récit, il ne demanda que quelques confirmations.
– C’était un petit garçon…
– Oui. Un magnifique petit garçon, taquin et très
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