Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
trône et l’échafaud. On ne hasarde rien sur la mémoire des morts.
Cette réserve n’est malheureusement pas commune à tout le monde, car les relations de Charles-Henry Sanson avec madame du Barry ont été commentées et travesties, de la manière la plus invraisemblable, par les fabricants de Mémoires apocryphes et les collectionneurs d’anecdotes. Ceux-ci ont fait de mon aïeul un jeune homme mystérieux et fatal, attaché aux pas de Jeanne Vaubernier pour lui prédire à, la fois sa grandeur et sa chute, et mêler à ces solennels avertissements je ne sais quelle demande de grâce à lui accorder lorsqu’elle serait reine de France. Ils le font apparaître deux fois dans des circonstances mémorables de la vie de la comtesse, pour lui tenir ce langage sybillin et, enfin, lui annoncer que la troisième fois qu’elle le reverra, c’est qu’elle sera au moment de paraître devant Dieu. Cette troisième rencontre a lieu, en effet, sur l’échafaud où la malheureuse femme reconnaît l’oracle qui l’avait poursuivie de ses prophétiques révélations.
Je ne crois pas devoir anticiper sur ce que j’aurai à dire de l’épreuve terrible qui était réservée à mon grand-père, lorsque la Révolution lui jeta en proie l’amie de sa jeunesse ; mais je ne pouvais laisser échapper l’occasion de démentir ici la fable absurde que je viens de rapporter et qui a cependant trouvé asile jusque dans un recueil des causes célèbres ordinairement plus exact : celui de Saint-Edme. L’invraisemblance de ce tissu de fictions suffit, du reste, pour en montrer la fausseté, et je ne sache pas qu’aucun des miens ait jamais revendiqué le don de lire dans l’avenir.
Les relations de Charles-Henry Sanson avec Jeanne Vaubernier furent telles que je les ai racontées, et quant à la prédiction qu’il lui aurait faite, voici sans doute la circonstance qui en a fait naître l’idée. Par une bizarre coïncidence, la favorite de Louis XV, que ses ennemis représentent comme une des causes, mais qui fut au moins spectatrice et victime de la chute de la monarchie française, était née à Vaucouleurs, dans ce petit village dont l’éternelle gloire sera d’avoir donné le jour à Jeanne d’Arc, l’héroïque pucelle qui couronna son roi et délivra son pays. La légèreté de son esprit, de son caractère et de ses mœurs n’empêchait pas mademoiselle Vaubernier d’être extrêmement fière de ce rapport avec l’héroïne du XV e siècle, et bien que, malgré sa vie édifiante et son martyre, Jeanne d’Arc n’ait pas été mise au rang des saintes, elle ne laissait pas que d’invoquer souvent son nom et de la revendiquer comme sa patronne.
Un jour qu’elle employait devant Charles-Henry Sanson cette locution accoutumée, et qu’à propos de je ne sais plus quoi, elle s’écriait comme d’habitude : Par sainte Jeanne d’Arc, ma patronne !
— Ah ! Jeanne, lui dit doucement mon grand-père, qui jouissait près d’elle d’une certaine familiarité ; vous ne lui ressemblez guère, et si jamais le ciel vous plaçait en face d’un autre Charles VII, ce ne serait point le rôle de Jeanne d’Arc que vous rempliriez : ce serait plutôt celui d’Agnès Sorel.
Parole, prophétique, en effet, et qu’un avenir, plus prochain que tous les deux ne le pensaient, devait bientôt réaliser.
Jeanne était fille d’une couturière, nommée Bécu et dite Cantigny, qui avait épousé plus tard un commis aux barrières, appelé Rançon de Vaubernier, à la charge par ce dernier de reconnaître l’enfant comme étant à lui ; mais cela n’a jamais fait le moindre doute qu’il n’en était point le père. Nous avons eu par la suite les plus fortes raisons de penser que ce titre appartenait au contraire au pauvre abbé Gomart, qui ne pouvait le prendre hautement à cause de la robe dont il était revêtu ; cette paternité clandestine serait le seul motif d’admettre les prétendus désordres de sa jeunesse.
Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il portait à celle qu’il appelait sa nièce, toute la tendresse d’un père. Pendant longtemps il en parla avec une émotion qui trahissait la vivacité de cette affection, que, du reste, il ne cherchait point à cacher. C’était le moment où Charles-Henry Sanson s’était épris lui-même d’une ardente passion pour cette ravissante créature, douée de tant de charmes et de séduction ; qu’on juge donc de l’émotion qu’il devait
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