Milena
rien » et dont on ne se souciait pas. Le sens de la
justice de Milena se cabrait contre de telles pratiques et elle n’y allait pas
par quatre chemins pour dire leur vérité aux communistes.
Mais ses adversaires politiques n’étaient pas les seules qu’elle
offensait ainsi. Elle s’en prenait de la même façon à toute forme de bavardage
sentimental ou mensonger. Un jour qu’elle était malade, elle était demeurée
couchée sur sa paillasse ; une brave bourgeoise tchèque qui venait d’apprendre
que sa fille allait se marier vint annoncer l’heureux événement à Milena. Elle
commença alors à se répandre longuement en considérations de mauvais goût sur
la virginité de sa fille, sur des histoires de voile nuptial, de nuit de noces
et de fidélité dans le mariage. Puis elle demanda à Milena ce qu’elle pensait
de l’avenir de sa fille, de la solidité du mariage qu’elle contractait ; celle-ci
lui répondit d’un ton froid où perçait l’irritation : « Si vous
voulez savoir ce que j’en pense, je crois que quand votre fille aura eu une
dizaine de bonshommes, elle aura peut-être un peu appris de son expérience avec
la gent masculine et pourra vivre à peu près heureuse avec le onzième… »
Tous les communistes ont tendance à prendre leurs rêves pour
la réalité, mais la détention s’y ajoutant, leurs illusions ne connaissaient
plus de bornes. Il allait de soi pour elles qu’une révolution renverserait
Hitler, que la résistance au nazisme croissait de jour en jour en Allemagne.
Lorsque éclata la guerre entre l’Allemagne et la Russie, toutes
les détenues – et pas seulement les communistes – se mirent à vibrer pour l’URSS,
saisies par un immense optimisme. Il ne faisait pas de doute pour elles que l’Armée
rouge l’emporterait, que le Reich serait abattu rapidement et que viendrait
pour nous l’heure de la libération. Milena, elle, ne faisait pas mystère de ce
qu’elle pensait. Elle résistait à l’enthousiasme général car elle savait penser
sans faire de compromis avec la réalité et ne craignait pas de regarder la
vérité en face, fût-elle douloureuse. Elle était clairvoyante en politique et
prédisait le pire pour le cas où les Russes viendraient à déferler sur l’Europe.
Elle disait sans ambages à qui voulait l’entendre que l’Occident pardonnerait à
un Staline vainqueur tous ses crimes antérieurs, lui laissant le champ libre
pour d’autres forfaits. Le national-socialisme et le communisme étaient, disait-elle,
des vins du même tonneau. C’est à cette époque que, dans leur ivresse de
victoire prématurée, les communistes firent courir au camp le bruit que Milena Jesenská
et Buber-Neumann seraient collées au mur lors de la libération du camp par l’Armée
rouge.
Après la mort de Palečková, ce furent Hilde Synková et Ilse
Machová qui donnèrent le ton parmi les communistes tchèques, et ce furent sans
doute elles qui énoncèrent ce verdict à notre encontre. Leur arrogance ne se
distinguait en rien de celle des dirigeantes communistes appartenant à d’autres
nations détenues à Ravensbrück. Toutes s’arrogeaient le droit de faire le
procès de celles qui ne partageaient pas leurs opinions, tout particulièrement
des « traîtres », c’est-à-dire des ex-communistes qui, à leurs yeux, étaient
une engeance plus infâme encore que les « ennemis de classe ». Ilse Machová
devint, tout particulièrement, l’ennemie de Milena. Elles se connaissaient
depuis Prague. À Ravensbrück, Machová devint une championne de l’invective et
du juron. Ses autres caractéristiques indiquaient une aptitude particulière à
participer à l’exercice du pouvoir dans une dictature communiste. Une
sociale-démocrate tchèque la caractérisait d’une seule phrase : « C’est
un morceau de viande pourrie. »
Milena pensait souvent avec effroi à la fin de la guerre. Elle
ne cessait d’affirmer que la Tchécoslovaquie ne jouirait que de quelques années
de démocratie. Mais elle considérait aussi comme possible – ce que je n’arrivais
pas à croire moi-même – que l’on livrât aussitôt son pays à un Staline
vainqueur. « Comment échapperons-nous donc aux Russes ? », demandait-elle
souvent avec angoisse. J’ébauchais pour la tranquilliser toute une série de
plans d’évasion, trouvant toujours un véhicule pour nous emporter car Milena
était si faible qu’elle ne pouvait pas marcher. Ce n’est que
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