Milena
possibilité de leur venir vraiment en aide. Elle rentrait chaque soir de
l’infirmerie en rapportant de nouvelles horreurs. Elle était journaliste et
rien ne lui échappait. Sa précieuse capacité d’enregistrer des impressions se
trouvait encore accrue par la tension constante à laquelle elle était soumise. Peut-être
était-ce aussi la peur d’une fin violente qui développait cette vigilance de
ses sens. Au reste, nous nous étions assigné une tâche, celle d’écrire notre
livre, et nous devions donc fixer dans notre mémoire tout ce qui se passait. Il
n’était pas question de fermer les yeux, de nous retrancher en nous-mêmes.
L’état de santé de Milena s’aggravait. Je la cachais chaque
jour pendant l’interruption de midi dans ma baraque, où elle s’étendait sur une
litière pour se reposer un peu. Il était strictement interdit de s’étendre
pendant la journée. Mais je pouvais compter sur la solidarité des Témoins de
Jéhovah. Puis survint un incident bouleversant qui mit brutalement fin à l’amitié
de Milena avec les Témoins de Jéhovah. Elle découvrit, sur une liste de
personnes vouées à l’extermination, le nom d’une femme de ma baraque. Elle s’appelait
Anne Lück et souffrait d’une tuberculose ganglionnaire. Cela faisait des jours
que je la gardais au bloc et empêchais qu’elle n’aille à l’infirmerie car je
savais qu’elle risquait de s’y voir administrer une injection mortelle. Mais le
médecin SS l’avait remarquée. Il ne restait donc qu’une seule planche de salut.
Je demandai à Milena de convaincre Anna Lück de signer la déclaration que la
Gestapo destinait aux Témoins de Jéhovah. En un certain sens, en effet, celles-ci
étaient des détenues volontaires. Il suffisait qu’elles signent ce papier s’engageant
à ne plus faire de prosélytisme pour les Témoins de Jéhovah pour qu’on les
relâche le jour même. Je me rendis au chevet de la malade, lui communiquai l’horrible
nouvelle, l’avertis du danger auquel elle était exposée et l’exhortai à se
lever sur-le-champ, à se rendre au bureau et y signer la déclaration. Elle s’habilla.
Je disparus dans la pièce de service afin que les Témoins de Jéhovah s’occupant
du service qui étaient présentes ne voient pas anguille sous roche et n’aillent
pas empêcher Anna Lück de commettre cette « trahison » – comme elles
disaient.
Peu après, on frappa à la porte de la pièce et Ella Hempel, une
détenue chargée du service, entra. Une expression de dégoût sur le visage, elle
me lança d’un ton passionné : « Grete, je n’aurais jamais cru cela de
toi, jamais cru que tu étais une alliée du diable ! Jamais cru que tu
faisais cause commune avec les SS ! Tu as conseillé à Anna Lück d’aller
signer. Comment as-tu pu faire une chose pareille ? » En proie à une
rage surgie du fond du cœur, je lui hurlai au visage : « Et vous vous
prétendez chrétiennes ? Vous livrez de sang-froid votre sœur à la chambre
à gaz ? C’est cela l’amour du prochain ? Vous vous rendez complices d’un
assassinat en l’honneur de Jéhovah ! Vous êtes des brutes au cœur de pierre ! »
Lorsque Milena apprit ce qui s’était passé, elle donna libre
cours à sa haine contre ces femmes irrémédiablement aveuglées ; à dater de
ce jour, les Témoins de Jéhovah vécurent dans la crainte de Milena. J’évoquai
avec elle, après ce triste événement, l’intolérance des Témoins de Jéhovah, leur
indifférence à l’égard de toutes celles qui n’appartenaient pas à leur secte, la
lâcheté dont elles faisaient preuve lorsqu’on attendait d’elles une véritable
action chrétienne. Nous constatâmes alors l’existence d’une parenté frappante
entre leur mentalité et celle des communistes. Les unes s’enflammaient pour
Jéhovah, et les autres pour Staline. Les unes étudiaient la Bible en secret et
en interprétaient le contenu à tort et à travers jusqu’à ce qu’il soit conforme
à leurs prophéties. Les autres faisaient en secret des cours de formation en se
servant de journaux nazis, faisant du blanc – ou plutôt du rouge – avec du noir,
sélectionnant dans les informations publiées dans ces journaux ce qui leur
servait à étayer leurs thèses – à savoir qu’une révolution communiste était sur
le point d’éclater. Il revint aux oreilles de quelques politiques, dont des
communistes tchèques, que Milena avait comparé communistes et
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