Milena
trois ans plus
tard que je fis vraiment cette expérience en tentant d’échapper aux Russes.
Ayant gravement enfreint le règlement du camp, je fus privée
de mon affectation au bloc des Témoins de Jéhovah ; du coup, Milena et moi
perdîmes notre refuge. Au cours de l’été 1942, une colonne de détenus du camp
voisin installa une clôture près de la porte de notre bloc. Ils étaient
surveillés par des SS. Derrière cette clôture, ils creusèrent le sol pour
mettre en place de nouvelles canalisations. Les volets de notre baraque furent
fermés et cloués. On nous avertit que toute tentative d’entrer en contact avec
les hommes serait sévèrement punie. Toute la journée durant, nous entendions
derrière nos fenêtres closes les aboiements et les ordres du kapo dirigeant
la colonne. Une pitié douloureuse s’empara de toutes les femmes. Nous nous accrochions
aux volets et regardions les pauvres hommes par les fentes. Ils faisaient peur
à voir ! Leurs habits rayés flottaient autour de leurs corps émaciés comme
s’ils étaient accrochés à des cintres. Seul le kapo, un droit commun, était
bien nourri. Il tenait un gourdin à la main et lorsqu’un des détenus ne
travaillait pas assez vite, il le lui jetait de toutes ses forces contre les
jambes. Dès le deuxième jour, nous commençâmes à communiquer avec les hommes. Ils
creusaient tout contre le mur de la baraque et nous parlions à voix basse à
travers les fentes. Ils donnaient toujours la même réponse à nos questions :
« Donnez-nous du pain ! » Sous la clôture provisoire, le sable
avait glissé, faisant apparaître un trou. Nous y mettions du pain. Puis nous
nous sommes mises à voler de la margarine à la cuisine pour les hommes. Mais il
ne fallut pas longtemps pour que l’un d’entre eux nous trahisse. À l’appel, on
me fit sortir des rangs. La surveillante-chef Mandel me fit subir un
interrogatoire. Je fis celle qui ne savait rien. Par chance pour moi et à mon
grand soulagement, il y avait, en un autre endroit, une autre clôture, et la
même chose s’y était produite. Mais le soupçon suffit et je perdis mon poste de Blockälteste.
En qualité d’« ancienne » politique, je fus
transférée au bloc I, vivant sous le même toit que Milena. Mon lit était contre
le sien. Fatiguée, elle se laissait tomber, le soir, sur sa paillasse et
soupirait : « Ah, être assis une fois encore sur le bord du chemin et
ne plus être soldat… » Je l’entends encore.
Un jour, davantage pour plaisanter qu’autre chose, Milena me
dit : « Conduis-toi donc, une fois, d’une manière ignoble avec moi. Il
est tellement bizarre que nous ne nous soyons encore jamais disputées… »
Très peu de temps après, nous eûmes notre première et dernière dispute ; je
commençai d’ailleurs par ne pas comprendre du tout ce qui, en l’occurrence, avait
tant énervé Milena. Elle avait fixé à la tête de son lit une carte postale qui
reproduisait un tableau expressionniste, représentant un paysage avec des
couleurs lumineuses. Un soir que nous la regardions ensemble, je tentais d’expliquer
certains détails de ce tableau, faisant de telle tache de couleur l’élément d’un
paysage, je découvrais ici une montagne, là une vallée, un lac. Milena me contredit
d’un ton irrité, elle voyait tout autre chose. Mais je persistai dans mon
interprétation. Brusquement, elle arracha la carte et la déchira en mille
morceaux. Cet accès de rage me fit un effet si violent que je commençai à
pleurer. Cependant, la réaction affolée de Milena à mes larmes, son « je t’en
supplie, cesse de pleurer… » achevèrent de me faire perdre toute
contenance et je me mis à sangloter à fendre l’âme. Mais mes larmes cessèrent
dès que, levant les yeux sur le visage de Milena, j’y découvris l’expression de
quelqu’un dont le regard est attiré par un abîme. Je me mis à parler à tort et
à travers, m’efforçant de faire passer toute l’affaire pour une vétille
dépourvue de toute importance. Mais Milena demeura profondément affectée et dit
tristement : « C’est un spectacle horrible que de voir pleurer des
êtres que l’on aime. Cela me remet en mémoire tous les adieux sans espoir de
retour. Mes larmes dans des gares glaciales, cette petite lumière cruelle sur
le wagon de queue du train… La fin d’un amour… Je t’en prie, ne pleure plus
jamais… »
Mais pourquoi donc avait-elle eu cet accès de fureur ?
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