Milena
Je
le lui demandai parce que cela me demeurait incompréhensible. Sa réponse me fit
trembler : « J’ai eu tout d’un coup l’impression que nous étions déjà
comme la plupart des gens qui ne font que parler chacun pour soi, comme s’il y
avait un mur entre eux… Rien de ce qu’ils disent n’atteint le cœur de l’autre… »
Les tourments coutumiers de la vie au camp, avec les appels
interminables par tous les temps, les ordres, les insultes et les coups s’accrurent
encore au fur et à mesure qu’augmentait à vue d’œil le surpeuplement du camp. La
Gestapo y amenait de nouvelles détenues de tous les pays occupés par les
Allemands. Il y avait longtemps que nous étions plus de dix mille, entassées
dans un espace des plus réduits. Nous nous trouvions du coup exposées à la
crasse, à la vermine, aux épidémies. Du fait du manque de place, trois femmes
devaient prendre place sur deux paillasses au bloc I ; dans d’autres, c’était
davantage encore et, les dernières années, il était fréquent que quatre femmes
dussent se partager un châlit.
J’adoptai, avec Milena, Tomy Kleinerová comme compagne
nocturne. Tomy était l’une des originales inoubliables de Ravensbrück. C’était
une amie de Milena. À Prague, elle avait travaillé dans le cadre de l’Union des
jeunes femmes chrétiennes. Au camp, elle était balayeuse. Elle remplissait son
office, armée de son balai et d’un seau à confiture vide. Je n’ai jamais
rencontré personne qui ait un rire aussi contagieux que le sien. Elle ne
perdait jamais son humour, même dans les situations les plus désespérées, elle
était une source inépuisable de blagues et d’histoires drôles. Elle était au
demeurant fortement handicapée, souffrant de douleurs aux hanches ; mais
on ne l’entendait jamais se plaindre. Puis elle reçut un coup terrible : elle
apprit que son mari avait été exécuté. Je vois aujourd’hui encore son visage s’éteindre
brusquement. Il lui fallut longtemps pour réapprendre à vivre et à rire. Elle
vécut la libération du camp, revint à Prague et fonda un club de veuves de
guerre. Par ailleurs, elle travaillait comme secrétaire de l’Association des
résistants tchèques. Cette activité devait lui valoir de connaître, ultérieurement,
un destin tragique. Les communistes infiltrèrent l’association et en prirent
peu à peu la direction. Tomy se rebiffa et l’on finit par s’en débarrasser
impitoyablement. En septembre 1949, l’heure de la vengeance sonna ; elle
fut emprisonnée ; puis, en mars 1950, on la condamna à vingt-cinq ans de
prison pour « activité hostile à l’État », « tentative de
renversement de la démocratie populaire » et « relations avec des
agents anglo-américains ». La malheureuse Tomy, paralysée de la hanche, connut
douze années de souffrance dans une prison tchèque avant d’être graciée – en
1961.
*
Je travaillais au jardin horticole des SS lorsque Milena
tomba gravement malade. Ce fut son premier accès de néphrite. Elle était à l’infirmerie,
brûlante de fièvre, vivant dans la crainte d’une injection mortelle. Désireuses
de lui faire plaisir, nous volâmes des glaïeuls au jardin. Nous les
introduisîmes en fraude dans le camp, sous nos vêtements, serrés contre nos
corps émaciés. La joie de Milena récompensa largement la peur que nous avions
affrontée. Milena se remit rapidement, mais elle porta, à partir de ce
moment-là, les signes de la maladie incurable, n’ignorant rien du déclin de ses
forces. Elle se plaignait souvent de ne plus être capable d’éprouver des sentiments
spontanés, vraiment naturels ; elle ne sentait plus rien de neuf, elle ne
faisait que revivre, se rappeler des sentiments authentiques qu’elle avait
jadis éprouvés…
Après sa maladie, Milena examina son visage dans un miroir
de l’infirmerie et constata : « Maintenant, je ressemble au petit
singe malade du joueur d’orgue qui était installé près de chez moi. Chaque fois
que je passais devant, le petit animal me donnait sa main froide et menue et, chaque
fois, le malheureux avait l’air plus pitoyable, jetant des regards tourmentés
et souffrants par en dessous, son absurde petit chapeau vissé sur le crâne… Aujourd’hui,
dans le miroir, ce sont les mêmes yeux qui m’ont regardée… » Et de
conclure l’histoire du petit singe en affirmant sur un ton douloureux et
ironique à la fois : « Eh oui, la vie est si courte
Weitere Kostenlose Bücher