Milena
et la mort si
longue… »
Un jour, un groupe de détenus attendait dans le couloir de l’infirmerie.
On les avait amenés du camp des hommes pour un examen radioscopique. On supposait
qu’ils étaient tuberculeux. Milena eut l’impression de reconnaître les grands
yeux brûlants d’un de ces squelettes. Elle osa repasser devant le groupe et lui
faire un clin d’œil. Il y répondit et Milena reconnut alors l’historien tchèque
Závis Kalandra, un de ses vieux amis de Prague. Cette découverte la plongea
dans une grande agitation, elle voulait, elle devait absolument l’aider. Un
pharmacien SS venait souvent à l’infirmerie, qui s’occupait aussi du camp des
hommes. Il avait bonne réputation parmi les détenus, on disait qu’il était très
correct. Milena trouva l’occasion de lui parler. Au bout de quelque temps, elle
s’était convaincue qu’il était non seulement correct, mais qu’il penchait du
côté des détenus. Il accepta de transmettre à Kalandra un message d’elle.
« Est-ce que je peux t’aider ? As-tu besoin de pain ? »
Mais Kalandra répondit : « Milena, je t’en supplie, dans ton propre
intérêt et dans le mien, cesse immédiatement d’écrire. Il y va de notre vie ! »
Kalandra survécut contre toute attente au camp de concentration allemand et
revint à Prague en 1945. Il y fut à nouveau emprisonné par les communistes en
1949, condamné à mort et exécuté.
Amitié à la vie et à la mort
« Milena… à qui la vie ne cesse pourtant d’apprendre à
son corps défendant qu’on ne peut jamais sauver quelqu’un que par sa présence, et
par rien d’autre » [71]
En octobre 1942, la surveillante-chef SS Langefeld revint à
Ravensbrück, après une brève absence. Elle avait besoin d’une secrétaire. On me
désigna pour cet emploi. Les détenues possédant quelque qualification
particulière, dans mon cas la sténographie, la dactylographie et le russe, étaient
très recherchées par les SS. Au reste, la Langefeld me connaissait à cause de
mon activité parmi les Témoins de Jéhovah. Milena et moi nous demandâmes
longtemps s’il ne serait pas préférable que je me soustraie à ce travail. Cela
aurait été possible car, pour des raisons tout à fait personnelles, la
Langefeld négligea pour me recruter de passer par le Bureau de mobilisation de
la main-d’œuvre dirigé par un SS de haut rang. Mais, finalement, nous décidâmes
que je devais tenter le coup. Ce travail offrait de nombreuses possibilités d’aider
nos codétenues, d’atténuer, voire de contrecarrer certaines directives des SS. Cependant
nous en sous-estimions largement les dangers et ne soupçonnions pas qu’il
trouverait une issue aussi dramatique.
La Langefeld avait parmi les détenues la réputation d’être
correcte. Elle ne criait pas, ne cognait pas. Elle se distinguait
fondamentalement de nombre de ses collègues SS qui faisaient ce qu’on leur
ordonnait et tiraient brutalement parti du pouvoir dont elles disposaient sur
les détenues. Mais c’est bien à tort que l’on imaginerait que toutes les
surveillantes et tous les SS des camps nazis étaient mauvais par nature. Je
considère que c’est précisément l’un des crimes les plus atroces à mettre au
compte de la dictature : elle transforme en ses instruments d’inoffensifs « monsieur-tout-le-monde »,
puis les corrompt systématiquement.
Le nombre des détenues croissant sans relâche, les SS
avaient toujours besoin de davantage de surveillantes. Mais où trouver ces
femmes ? Venaient-elles de leur propre mouvement ? Pas le moins du
monde. Le chef du camp de détention préventive entreprenait donc pour les
trouver de véritables expéditions de recrutement. Il se rendait par exemple à l’usine
où l’on fabriquait les avions Heinkel et y faisait convoquer les ouvrières. Puis
il leur faisait un discours, leur exposant qu’il avait besoin de personnel de
surveillance pour un camp de rééducation destiné à des femmes de mauvaise
engeance ; il leur dépeignait sous des couleurs riantes les conditions de
travail avantageuses qu’elles y trouveraient, le salaire intéressant, dépassant
de beaucoup celui qu’elles gagnaient à l’usine ; en outre, il évitait
soigneusement d’utiliser le mot de « camp de concentration ». À l’issue
de chacune de ces expéditions, une vingtaine ou davantage de jeunes ouvrières
entraient en fonction à Ravensbrück. Nombre d’entre elles étaient saisies
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