Milena
Témoins de
Jéhovah ; elles l’en détestèrent d’autant plus.
Quelque temps après le déclenchement de la guerre entre la
Russie soviétique et l’Allemagne, le premier transport important de détenues
russes arriva à Ravensbrück. Palečková, porte-parole des communistes
tchèques et ennemie attitrée de Milena, se porta volontaire pour la brigade
chargée de la toilette et de l’épouillage, afin d’accueillir les femmes
soviétiques dès leur premier jour de camp. Je ne peux que supputer ce qui se
passa alors aux bains entre la communiste tchèque et les nouvelles venues
russes. Il est vraisemblable qu’après avoir salué les femmes russes et ukrainiennes
avec une chaleur excessive, elle leur indiqua que les détenues communistes de
Ravensbrück se sentaient solidaires d’elles. Il se peut qu’elle ait déjà, à
cette occasion, essuyé les premières insultes. Puis elle leur dit sans doute qu’elles
devaient avoir dans ce camp de concentration allemand une conduite digne de
leur patrie socialiste, et autres fadaises de ce genre. Comme toutes les
communistes, Palečková s’était fait de grandes illusions sur les femmes
russes, avait attendu d’elles qu’elles manifestent toutes les vertus de l’éducation
socialiste, avait imaginé qu’elles étaient de loyales combattantes et
admiratrices du parti bolchevik russe. Et puis elle les avait vues arriver :
nombre d’entre elles étaient des êtres primitifs, des analphabètes politiques, une
horde de hooligans indisciplinées ; nombre d’entre elles exprimaient
ouvertement, dans un langage fleuri, l’aversion que leur inspirait le régime
stalinien. Il semble que, dès le premier jour, Palečková ait subi un choc
profond. Elle devint taciturne. Pourtant elle ne changea pas tout de suite d’affectation.
Elle expliquait inlassablement aux femmes du bloc réservé aux « anciennes »
politiques que toutes les femmes russes n’étaient pas comme la majorité des
détenues qui avaient été déportées à Ravensbrück. Peu de temps après, on apprit
que Palečková donnait des signes de dérangement mental. Elle ne cessait de
revenir sur la comparaison qu’avait faite Milena entre communistes et Témoins
de Jéhovah. Cela la travaillait.
Lorsque l’on prit conscience, à la baraque des « anciennes »
politiques, de l’état de Palečková, on tenta par tous les moyens d’empêcher
qu’elle ne soit conduite à l’infirmerie. Les malades mentales, en effet, étaient
tuées. Pourtant, les détenues communistes ne parvinrent pas à la sauver. Un
jour que l’on tentait de lui administrer une dose de calmants, elle fit une
crise de folie aiguë. Le médecin SS la fit mettre en cellule. Les Témoins de
Jéhovah qui y travaillaient comme femmes de peine me rapportèrent qu’elle était
dans un état désespéré, refusait de prendre quelque nourriture que ce soit, se
tenait contre le mur, le visage extatique, en criant : « Staline, je
t’aime ! » Deux semaines plus tard, les détenues travaillant à l’infirmerie
sortirent de la cellule la dépouille de Palečkovâ qui, déjà, n’était plus
qu’un squelette.
*
Nombreuses étaient les communistes travaillant à l’infirmerie.
Jour après jour, heure après heure, Milena entendait leurs conversations. Le
jargon communiste suffisait à la faire sortir de ses gonds et elle ne pouvait
se taire. Elle ne supportait pas l’écart entre les mots et les actes, elle ne
cessait de s’en prendre aux discours creux et mensongers sur le collectivisme, la
démocratie prolétarienne, la liberté socialiste, à toute cette bouillie mal
digérée de pseudo-idéologie marxiste-léniniste. Elle était particulièrement
exaspérée par la façon dont ces femmes faisaient semblant de s’intéresser aux
problèmes sociaux, par leur manière puérile de jouer au collectivisme. Milena
disait qu’elles étaient, au fond de leur cœur, étrangères à toute préoccupation
sociale à un point difficile à imaginer. Ce qui l’indignait le plus était le
traitement différencié qu’elles réservaient aux malades. Elles ne demandaient
pas : « Souffres-tu ? » ou bien : « As-tu de la
fièvre ? », mais : « Es-tu membre du parti communiste ou
non ? » C’est ainsi qu’elles faisaient le tri entre « individus
précieux », c’est-à-dire les « camarades », pour lesquelles on
faisait tout, qu’il fallait sauver, et les autres, la grande masse de celles
qui « ne valaient
Weitere Kostenlose Bücher