Milena
allée. Deux d’entre
elles allaient sur des béquilles. Sans réfléchir, je lançai : « Mon
Dieu, mais ils exécutent bel et bien les “cobayes” ! » La Langefeld
fut d’un bond à la fenêtre, puis elle sauta sur le téléphone et je l’entendis
dire : « Mon commandant, avez-vous une autorisation de Berlin pour
exécuter la sentence de mort prononcée contre celles qui ont fait l’objet d’opérations
expérimentales ? » Puis, se tournant vers moi : « Buber, allez
renvoyer les deux “cobayes” à leur baraque ! » Ses interventions
sauvèrent la vie de soixante-quinze détenues qui avaient subi les opérations
expérimentales. Mais la chose ne devait rester sans conséquences ni pour elle
ni pour moi.
Quelques jours plus tard – c’était le 20 avril –, la
Langefeld se leva de son bureau après une brève conversation téléphonique. Les
mains tremblantes, elle prit son calot et ses gants, s’approcha de moi et me
tendit la main. Elle ne l’avait jamais fait auparavant. Avant de quitter la
pièce, elle se tourna vers moi et dit : « J’ai peur pour vous. Ramdor
est une brute. »
Réprimant péniblement mon agitation, je restai seule au
bureau. Tout à coup, je vis arriver Milena sur la place vide. Elle avait quitté
l’infirmerie et se dirigeait vers la baraque où se tenait le bureau de
compagnie. Que faisait-elle sur l’allée du camp pendant ses heures de travail ?
Que venait-elle faire, précisément, au bureau de compagnie ? Il ne pouvait
qu’être arrivé quelque chose de fâcheux pour qu’elle souhaite me parler sans
retard, indifférente, du coup, au danger. Je courus à sa rencontre dans le
couloir de la baraque : « Que s’est-il passé, Milena ? » « Rien
du tout, simplement, j’ai eu soudain tellement peur pour toi, il fallait que je
voie moi-même comment tu vas ! » « Milena, je t’en prie, je t’en
supplie, retourne vite d’où tu viens, tout de suite, on va te voir ici ! »
Comme, hésitante, elle s’apprêtait à ressortir, surgit, venant de l’entrée du
camp, Ramdor, l’homme de la Gestapo à Ravensbrück… Milena cria : « Dépêche-toi
de rentrer dans le bureau ! » Je me précipitai dans la pièce et, avant
même que j’aie pu m’asseoir, la porte s’ouvrait d’un coup et Ramdor me lançait
d’un ton de commandement : « Buber, suivez-moi immédiatement ! »
Je sortis à côté de lui sur la place du camp et je vis, à quelques mètres
seulement de la porte, Milena immobile, le visage décomposé.
Ramdor me conduisit à la prison du camp, le célèbre « bunker ».
La surveillante Binz m’y prit mes vêtements chauds, les échangeant contre une
mince tenue d’été. On me prit aussi mes chaussures et je montai un escalier de
fer conduisant à une cellule. La porte claqua derrière moi. Il faisait
complètement noir. Avançant à tâtons, je me cognai contre un tabouret qui était
fixé au sol. Je m’assis. Mes yeux fouillaient l’obscurité, en quête d’un peu de
lumière. On distinguait sous la porte une faible lueur. J’étais en proie à une
trop violente agitation pour demeurer longtemps assise. On s’habitue rapidement
à s’orienter dans l’obscurité : il y avait, en face du tabouret, une
petite table à rabat, et sur le mur opposé, une planche de bois fixée, le
bat-flanc ; dans le coin gauche, près de la porte, le W.-C. et une
conduite d’eau ; à droite de la porte, les tuyaux froids du chauffage
central. Face à la porte, tout en haut du mur, il y avait une petite fenêtre
grillagée, hermétiquement fermée par des volets en bois. La cellule avait
quatre pas et demi de long et deux pas et demi de large. Je la parcourais, prudemment
au début, pour ne pas heurter le tabouret du tibia, puis d’un pas toujours plus
sûr.
Ramdor se trompe s’il se figure qu’il va venir à bout de moi
de cette façon. En me plongeant dans l’obscurité ? Peut-être va-t-il m’affamer ?
Comme j’ai été bête de ne pas manger tout mon pain ce matin ! Va-t-il me
frapper ? Toutes les horreurs de la « maison cellulaire » me
revinrent d’un seul coup : celles que l’on avait battues à mort, affamées
à mort, celles qui étaient devenues folles… Quelques minutes durant, le
découragement me submergea. Mais le courage me revint et je me laissai guider
par une unique pensée : dehors il y a Milena. Je ne peux pas la laisser
seule au camp ! Qui s’occuperait d’elle si elle recommençait
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