Milena
à avoir de la
fièvre ? Pourvu que son état ne s’aggrave pas maintenant ! J’eus tout
à coup horriblement peur qu’elle ne meure. J’entendais sa voix, je l’entendais
sangloter : « Ah, si je pouvais être morte, sans avoir à mourir… Ne
me laisse pas crever seule comme une bête… » Tant que je pouvais être
auprès d’elle et la consoler, je croyais même qu’elle parviendrait à retrouver
la liberté, à se rétablir. Mais là-bas, dans l’obscurité, je devins lucide, je
sus qu’elle était perdue.
*
J’ai déjà raconté dans un autre livre ce que signifie passer
des semaines dans un cachot, en proie à la faim et au froid ; je ne ferai
donc que mentionner ici brièvement cet épisode. Comme le grand malade qui, au
terme d’une nuit de tourments, puise une nouvelle espérance dans le lever du
jour, je saluai comme une délivrance le mugissement de la sirène détestée
donnant le signal du réveil au camp et qui me parvenait, étouffé. J’avais
franchi l’obstacle de la première nuit. Mais je n’imaginais pas combien d’autres
suivraient, dans cette cellule. Je frictionnai mes bras transis, me battis les
flancs, m’efforçant de sortir de mon engourdissement en bougeant sans cesse, faisant
les cent pas dans ma cage, cherchant des yeux un rai de lumière, espérant
déceler un signe quelconque indiquant que le jour s’était levé. Mais l’obscurité
continuait de régner. Soudain, pourtant, à force d’exercer mon regard, je
parvins à un résultat. Je vis danser, partout, des boules lumineuses, je vis
scintiller des lignes, des rubans. C’était là un jeu fascinant qui me captivait
totalement et me fit oublier tout le reste pendant un moment.
Au premier bruit que j’entendis dans le couloir de la prison,
cependant, je bondis sur mes pieds, courus à la porte métallique et collai mon
œil contre le judas, ce minuscule orifice de verre, espérant pouvoir épier ce
qui se passait dehors. Mais en vain. L’œilleton était soigneusement fermé de l’extérieur.
Des pas s’approchaient. Je retins ma respiration, tendis l’oreille, la bouche
ouverte, perçus le bruit de plats métalliques qui s’entrechoquaient, entendis
la porte de la cellule de droite s’ouvrir, puis celle de gauche. On avait sauté
ma cellule. M’avaient-ils oubliée ? J’aurais voulu appeler, crier, mais je
me retins, sachant trop bien que ce type d’erreur n’était pas de mise dans cet
enfer. J’étais condamnée à la faim. Condamnée à la détention dans l’obscurité, à
la diète, à dormir sans couverture sur le sol glacé – mon châlit était rabattu
–, condamnée à toutes les humiliations ; telle était la peine que m’infligeait
l’homme de la Gestapo, Ramdor, afin de briser ma résistance dans la perspective
des interrogatoires à venir.
J’avais déjà enduré cinq années de prison et de camp, j’avais
connu les affres d’une déportation en Sibérie – j’étais donc plus armée pour
résister à un tel traitement que nombre de mes compagnes de souffrance qui
subissaient le même sort dans les cellules voisines. Je ne criai pas, ne
pleurai pas, ne cognai pas avec mes poings contre la porte métallique, refoulai
tout apitoiement sur moi-même, économisant toutes mes forces car je ne songeais
qu’à survivre, pour Milena. Pourtant, quand le corps cède complètement, la
force morale cesse d’être une citadelle imprenable. Dès la deuxième nuit
blanche que je passai, tenaillée par la faim et le froid, recroquevillée à
terre, ma conscience commença par moments à se troubler. Je voyais des montagnes
de miches de pain empilées tout autour de moi, je lançai les mains en avant
pour m’en saisir – et me réveillais douloureusement. Ce jour-là, la lumière s’alluma
un instant, j’entendis que l’on soulevait le volet de l’œilleton ; dehors,
quelqu’un observait comment je me comportais. J’imaginai avec horreur qu’il
pouvait s’amuser de ma faiblesse. Je voulus au moins dérober mon visage à ces
regards et rampai vers un coin, derrière le W. -C. où je cachai ma tête.
Je perdis très vite le sentiment de l’écoulement du temps. Les
hallucinations se succédaient. Je voyais à côté de moi d’immenses récipients, semblables
à des écuelles pour les chiens, remplis jusqu’à ras bord de macaronis. Je me
penchais avidement au-dessus d’eux, comme un animal qui mange et, chaque fois, ma
tête heurtait la pierre froide du W. -C. Bientôt
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