Milena
cessèrent les tourments de la
faim, mais ce fut le besoin de chaleur qui devint impérieux. Je voyais la
cellule remplie d’édredons scintillant comme de la soie et chaque fois que je
voulais en tirer un sur moi, l’état d’inconscience béni dans lequel je me
trouvais était interrompu. Mais le froid cessa bientôt de me tourmenter lui
aussi. Mon corps devint insensible : je ne sentais plus que le léger
battement d’une artère dans mon cou. Dans l’obscurité, je voyais s’approcher, se
pencher amicalement sur moi et disparaître de nouveau des silhouettes phosphorescentes.
Elles formaient un cortège sans fin et un calme souverain me submergea.
La voix perçante de la surveillante SS me tira de cet état d’inconscience :
« Nom de Dieu ! Vous ne voulez pas prendre votre pain ? »
Je rampai vers la porte, me levai péniblement, pris la ration de pain et le
gobelet d’ersatz de café brûlant. C’était le matin du septième jour de mon
incarcération en cellule. Dès la première gorgée, la première bouchée de pain
noir, avec la chaleur qui envahit mon corps, je sentis s’éveiller à nouveau en
moi la volonté de vivre. Je divisai le pain en trois parts égales, n’en
mangeant qu’un morceau. Je sentais déjà, à nouveau, qu’il y aurait un lendemain,
et l’incertitude m’incitait à parer à toute éventualité. Ce septième jour, donc,
et, à partir de ce moment tous les quatre jours, on me donna à manger l’ordinaire
du camp. C’était là un rythme particulièrement cruel, une torture raffinée, une
façon de me laisser mourir de faim à moitié seulement. J’eus la force de
prélever sur le repas que l’on m’apportait – il consistait en cinq pommes de
terre bouillies et une petite quantité de sauce de légumes – trois pommes de
terre, en mangeant une chacun des jours de famine suivants.
En dépit de l’obscurité régnant dans la cellule, chaque
minute était une épreuve. Le jour se distinguait de la nuit par une faible
lueur qui perçait sous la porte. Je m’accroupissais sur le sol, les yeux fixés
sur le mince faisceau de lumière, m’en approchais en rampant, m’allongeais sur
le sol, pour finir, la bouche collée avec dévotion contre ce faible reflet de
la lumière du jour, si précieux pour moi.
À force de vivre dans l’obscurité, je finissais
progressivement par tout percevoir par l’ouïe. Le « bunker » était un
bâtiment en béton comportant une centaine de cellules aménagées au
rez-de-chaussée et au premier étage autour d’un puits de lumière. Son
acoustique s’apparentait à celle d’une piscine. L’oreille parvenait rapidement
à distinguer la multitude des bruits provenant de l’extérieur, à mesurer précisément
à quelle distance se trouvait la surveillante dont on entendait les glapissements
et d’où venaient les sanglots d’une femme que l’on torturait. Tous les vendredis,
l’administration du camp faisait bastonner dans une pièce spéciale du bâtiment
cellulaire ceux qui y avaient été condamnés. En 1940, Himmler avait prescrit
que ce type de punition soit également administré aux femmes. Les différentes
infractions au règlement telles que le vol, le refus de travail, les relations
sexuelles entre femmes étaient punies de 25, 50, voire 75 coups de bâton. Les
malheureuses que l’on déportait au camp pour avoir eu des « rapports avec
des étrangers » avaient non seulement la tête rasée, mais recevaient en
sus 25 coups de bâton. Le vendredi, jour de l’exécution des peines, toutes les
détenues placées en détention préventive craignaient aussi d’être soumises à
cette torture. Les cris de celles que l’on frappait résonnaient dans toute la
prison et il ne servait à rien de se boucher les oreilles, on percevait quand
même ces cris déchirants, avec la peau, avec le corps tout entier, et ces
exclamations de douleur nous brisaient le cœur.
*
Deux Témoins de Jéhovah que je connaissais très bien
travaillaient comme femmes de peine à la prison du camp. Tous les matins, la
lumière s’allumait dans la cellule et l’une d’entre elles me tendait sans un
mot un balai et une pelle pour que je nettoie la cellule. Son visage était
totalement inexpressif, blême, elle avait un pli douloureux au coin des lèvres,
comme si elle avait revêtu un masque destiné à exprimer la pitié. Quelques
minutes plus tard, elle revenait pour reprendre les ustensiles. Puis elle
refermait rapidement la
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