Milena
d’effroi
lorsqu’elles se rendaient compte du lieu où on les avait conduites. J’en ai vu
beaucoup pleurer de désespoir, les premiers jours, et supplier la
surveillante-chef Langefeld de les laisser repartir. Mais seul le commandant
pouvait les y autoriser et la plupart de ces jeunes filles étaient trop timides
pour présenter leur démission à cet officier SS de haut rang. Elles restaient
donc. On confiait à une surveillante expérimentée la charge de leur apprendre
le métier ; elles voyaient donc leur instructrice martyriser les détenues
à grand renfort d’insultes et de coups. À cela s’ajoutait le fait que les
nouvelles surveillantes étaient initiées à leurs devoirs par le commandant en
personne ; il leur décrivait les détenues comme la lie de l’humanité qu’il
convenait de traiter avec la plus extrême rigueur. Toute manifestation de pitié
était déplacée au camp, disait-il, elle contredisait même les prescriptions de
service. Au reste, le commandant ne se privait pas de menacer les surveillantes
de les punir, dans l’hypothèse où elles noueraient des contacts personnels avec
les détenues. Cette mise en condition ne manquait pas de déboucher sur des
résultats. Un petit nombre seulement de ces filles, celles qui avaient
suffisamment de force de caractère, parvenaient à faire valoir leur demande de
démission. Mais pour la plupart, il ne fallait pas longtemps pour qu’elles
deviennent des brutes tout comme bon nombre de surveillantes anciennes. Mais
même parmi celles-ci, il y avait des exceptions étonnantes. Pendant les cinq
années qu’a duré ma détention, j’en ai rencontré à plusieurs reprises qui s’efforçaient
de demeurer humaines. La surveillante-chef Langefeld était l’une d’entre elles.
Ce n’est qu’à partir du moment où je me trouvai seule avec
elle, chaque jour, dans un bureau, que je saisis quel genre d’être elle était
vraiment. Torturée, déroutée, mal assurée. Peu de jours après mon arrivée, elle
engageait déjà avec moi des conversations d’ordre privé et il était inévitable
qu’au fil du temps, je l’influence aussi bien sur le plan humain que politique.
C’est précisément à l’occasion d’une conversation ou, plus exactement, en
réagissant comme elle le fit à ce que je disais, qu’elle se mit à ma merci.
Un matin, elle entra dans le bureau, l’air abattu, comme si
elle avait eu une insomnie. Un mauvais rêve la tourmentait. Elle se mit à le
raconter, me priant de l’interpréter. Une escadrille de bombardiers
atterrissait au camp, puis les avions se transformaient en tanks d’où
descendaient des soldats étrangers qui s’emparaient de Ravensbrück… Je ne suis
pas experte en matière d’interprétation des rêves, mais en l’occurrence l’explication
sautait aux yeux, à mon avis ; je répondis donc sans hésiter :
« Madame la surveillante-chef, vous avez peur que l’Allemagne ne perde la
guerre », puis j’ajoutai, après un bref silence : « Et l’Allemagne
perdra la guerre… » Pour cette phrase, la Langefeld, en sa qualité de
surveillante-chef, membre de la Waffen SS, membre du NSDAP, aurait dû me faire
jeter aussitôt dans la prison du camp. Mais elle ne fit rien de semblable ;
elle se contenta de me jeter un regard rempli d’effroi et se tut.
À partir de cet instant, je sus que cette femme ne me ferait
jamais de mal. Et cela eut les pires conséquences. Je perdis tout sens du
danger et m’empêtrai, tout à mon souci d’aider d’autres détenues, dans une
chaîne infinie d’infractions à la discipline du camp.
Milena me rapportait chaque soir ce qui se passait à l’infirmerie
et en d’autres lieux du camp. Les successeurs du D r Sonntag étaient
les médecins SS Schiedlauski, le Balte Rosenthal, ainsi que M lle Oberhaüser.
Sous leur patronage, on mutilait des femmes en bonne santé, on faisait des
expériences chirurgicales, on tuait des malades par injection. Milena ouvrait
chaque matin les cercueils qui se trouvaient dans l’infirmerie. Depuis quelque
temps, elle remarquait des mortes qui n’avaient pas été assassinées pendant la
journée, mais pendant la nuit. Elle voyait des traces de piqûres dans les bras
des malheureuses, elle voyait que les mortes avaient les côtes défoncées, le visage
ecchymosé ainsi que… des trous béants et suspects à la place de certaines dents.
Il n’y avait qu’une seule personne qui pût se déplacer librement à
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