Milena
l’infirmerie
la nuit (car on enfermait les malades dans leurs chambres), c’était Gerda
Quernheim, une détenue qui faisait office de chef de service à l’infirmerie. Il
ne fallut pas longtemps à Milena pour percer à jour, avec l’aide d’autres
détenues, le macabre secret. Le médecin SS Rosenthal avait une relation avec le kapo de l’infirmerie, Gerda Quernheim. Rosenthal restait souvent la nuit
au camp, mais pas seulement à cause de la Quernheim. Ils tuaient ensemble. Mais
ils n’assassinaient pas seulement mus par un plaisir pervers. Pendant la
journée, ils choisissaient leurs victimes parmi les malades, celles qui avaient
des couronnes ou des prothèses dentaires en or. Rosenthal faisait secrètement
commerce de cet or.
Des femmes enceintes arrivaient aussi à Ravensbrück. Jusqu’en
1942, on les conduisait à une clinique pour accoucher. Mais par la suite, c’est
au camp qu’elles durent donner naissance à leurs enfants. Milena et les autres
détenues travaillant à l’infirmerie ne tardèrent pas à remarquer combien était
diabolique cette nouvelle prescription. Gerda Quernheim officiait comme
sage-femme. Tous les nourrissons étaient mort-nés. Un jour, Milena entendit
très distinctement les cris perçants d’un nouveau-né et une autre détenue, une
Allemande, ouvrit la porte de la pièce d’où parvenait le cri. Le bébé était là,
entre les jambes de sa mère, frétillant et débordant de vie. Gerda Quernheim n’avait
pas rempli son office à temps, l’enfant était né sans elle. Ne se doutant pas
de ce qui s’ensuivrait, quelqu’un demanda à la sage-femme de venir. Peu après, le
cri s’éteignit. Gerda Quernheim assassinait tous les nouveau-nés. Elle les
noyait dans un baquet. Il n’y avait pas de place à Ravensbrück pour de nouvelles
vies.
Épouvantée, Milena me parla de cette découverte et me pressa
de faire part à la Langefeld des assassinats nocturnes et du meurtre des
nouveau-nés. Je m’y résolus après quelque hésitation et lui parlai. La
Langefeld fit une crise d’hystérie, hurlant à tue-tête : « Ces
médecins SS sont le même genre de criminels que le commandant de camp et le
chef de détention préventive ! » Je lui demandai non sans hésitation,
incrédule, si c’était vraiment là ce qu’elle pensait. Elle me l’affirma et j’insistai
alors : « S’il en est ainsi, pourquoi diable travaillez-vous ici, y
êtes-vous surveillante-chef ? Partez donc ! » Elle me fit cette
réponse bouleversante : « Mais n’est-il pas important pour les
détenues que je reste ici et tente au moins d’empêcher le pire ? » Je
la contredis vigoureusement, lui affirmant sans ambages qu’elle ne pourrait
rien empêcher du tout et que l’on continuerait à assassiner qu’elle fût là ou
non. Mais elle resta. Pour cette femme, il existait encore des notions de bien
et de mal, notions que ses collègues SS avaient depuis longtemps jetées
par-dessus bord. Elle ne se faisait aucune illusion concernant ce qui se
passait à Ravensbrück, mais elle n’acceptait aucune critique à l’égard des
dirigeants nazis et me dit un jour d’un ton de profonde conviction :
« Adolf Hitler et le Reichsführer SS [Himmler] n’ont aucune idée des
ravages que cette bande exerce ici… »
La Langefeld était particulièrement attachée à certains
groupes de détenues, avant tout à une grande partie des politiques allemandes, aux
Témoins de Jéhovah et aux Tziganes. Mais elle vouait surtout une sympathie sans
partage aux politiques polonaises, en premier lieu à celles auxquelles on faisait
subir des opérations expérimentales et qui, en 1942-1943, étaient prises dans
les rangs des Polonaises condamnées à mort. Comme tout le monde au camp, y
compris les victimes elles-mêmes, elle croyait que celles sur lesquelles on
pratiquait ces opérations, les « cobayes » – comme on les appelait
dans le jargon de Ravensbrück –, étaient graciées du fait de l’opération et ne
seraient pas fusillées.
En avril 1943, nous trouvâmes un matin sur le bureau de la
Langefeld un papier où étaient inscrits les matricules de dix détenues faisant
partie d’un transport de Polonaises condamnées à mort. Cela voulait dire qu’on
allait les exécuter. J’étais là, assise devant ma machine à écrire, le cœur
lourd ; j’observais la place du camp, tâchant de savoir qui étaient celles
que l’on conduisait à la mort. Elles surgirent au coin d’une
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