Milena
un formalisme extrême. Elle devait toujours, pour le saluer, lui
baiser la main et n’était pas autorisée à faire usage du « tu »
familier lorsqu’elle s’adressait à lui.
Le D r Jesensky était fier de sa carrière et
rêvait de jouer un rôle important dans la société tchèque de Prague. Tout ce
qui était susceptible de l’en empêcher devait ployer devant lui, à commencer
par la famille.
Il ne fait pas de doute que l’amour-haine de Milena à l’égard
de son père plonge ses racines dans les expériences qu’elle fit durant sa
petite enfance. Quand elle avait environ trois ans, les Jesensky eurent un fils.
Milena était très sensible et elle perçut inconsciemment combien ce nouvel
enfant comptait pour son père et sa mère. C’était un garçon, et elle n’était qu’une
fille. Pleine d’angoisse, elle tendait l’oreille vers la porte derrière
laquelle on entendait crier cet enfant de faible constitution. Elle sentait
combien ses parents étaient soucieux et commença à trembler pour la vie du
petit. Lorsqu’il mourut, elle eut l’impression que l’on n’aimait que ce petit
frère. Milena fut profondément marquée par cette expérience ; d’ailleurs, dans
une des lettres d’amour qu’il adressa à Milena, Kafka mentionne qu’il s’est
rendu sur la tombe de son petit frère.
Peu après la mort de cet enfant, Milena fit une expérience
qu’elle n’oublia jamais. Son père la frappait souvent lorsqu’elle se montrait
têtue, désobéissante ; mais une fois, il la jeta dans un grand coffre
rempli de linge sale et, en dépit de ses cris, laissa le couvercle si longtemps
fermé qu’elle crut étouffer. À dater de cet incident, son père lui inspira une
peur panique.
Jan Jesensky était un colérique ; lorsque ses accès de
rage le saisissaient – et cela arrivait souvent – il lançait à la ronde
invectives et menaces. Il ne reculait devant aucun moyen, aussi despotique
fût-il, pour briser la volonté de Milena et lui inculquer sa propre vision des
choses. Pour l’extérieur, Jan Jesensky posait volontiers à l’« original ».
Il affichait un conservatisme rigide, s’habillait dans le style désuet d’un
aristocrate de l’Empire austro-hongrois, portant toujours ce qu’on appelait une
tunique impériale et le chapeau claque bas qui allait avec. Le matin, il se
levait à quatre heures, prenait un bain froid et dès cinq heures et demie, on
pouvait le rencontrer au jardin Kinsky, le monocle vissé sur l’œil, accompagné
de deux grands chiens. Sa sieste, il ne la faisait pas sur un confortable sofa
mais sur un canapé dur et démodé. Il ne manquait jamais une occasion de faire
allusion, à point nommé, à ces vertus spartiates, lorsqu’il pensait, par
exemple, que son originalité lui permettrait d’en imposer aux dames, voire de
les charmer ou les séduire. Toutes les après-midi, il faisait son entrée, jouant
les grands professeurs, dans son cabinet dentaire luxueusement aménagé. Jan
Jesensky était tout à la fois un homme extrêmement doué et un égoïste faux et
tapageur ; et ces deux aspects de sa personnalité se conjuguaient de façon
plutôt malheureuse. Tous les soirs, il se rendait à son club et y perdait son
argent en d’interminables parties de cartes nocturnes – plutôt par centaines
que par dizaines de couronnes.
*
À Ravensbrück, nous avions le droit d’écrire des lettres. Le
papier à lettres était vendu à la cantine du camp ; il portait l’en-tête « Camp
de concentration de Ravensbrück » et les prescriptions réglementant les
échanges de correspondance entre les détenues et le monde extérieur y étaient
également imprimées. Ces inscriptions notamment étaient portées en rouge pour
les « anciennes » politiques qui avaient été internées avant le début
de la guerre et avaient l’autorisation d’écrire deux fois par mois une lettre
de seize lignes ; il y avait aussi un papier spécial pour les Témoins de
Jéhovah qui, outre les habituelles prescriptions, comportait, en lettres vertes,
cette inscription : « Je continue à être Témoin de Jéhovah ! »
– elles n’avaient droit qu’à cinq lignes par lettre. Pour toutes celles qui
avaient été emprisonnées pendant la guerre, l’en-tête du papier à lettres était
imprimé en noir et elles n’étaient autorisées à écrire qu’une seule fois par
mois, seize lignes aussi. De la même façon, les lettres des proches ne devaient
pas
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