Milena
refusé et s’étaient esquivées. Un
soir, elle se rendit donc au bloc des Témoins de Jéhovah, s’enquit de l’emplacement
de leur paillasse et se hissa péniblement, en dépit de sa jambe raide, jusqu’au
troisième étage. Cette fois, elles ne pouvaient lui échapper. Milena recommença
à les prier de façon pressante de me porter à manger. Il fallait vraiment avoir
un cœur de pierre pour résister à Milena, lorsqu’elle priait quelqu’un de faire
quelque chose pour elle. Pourtant, les Témoins de Jéhovah demeurèrent
inébranlables. Elles refusèrent. Milena leur rappela d’un ton implorant tout ce
que j’avais fait pendant deux ans pour les Témoins de Jéhovah, tous les risques
que j’avais pris pour elles – rien n’y fit. Alors, elle recourut aux accents
menaçants et vengeurs du Dieu Jéhovah et leur donna une leçon d’amour du prochain,
leur dépeignant les horreurs qui les attendaient dans l’au-delà si leurs cœurs demeuraient
aussi endurcis. C’était là le ton qui convenait pour les convaincre. Elles
prirent en geignant la nourriture qu’elles devaient me transmettre.
*
Un jour, on me fit sortir de la cellule obscure et l’on me
conduisit au bureau de la prison du camp ; j’y trouvai, debout près de
Ramdor, une Milena qui m’adressa un salut amical. Mes genoux commencèrent à
vaciller. Tout ceci ne pouvait s’expliquer que d’une seule façon : cette
brute avait aussi arrêté Milena. Elle devina aussitôt mes pensées :
« Non, je ne suis pas arrêtée. Je suis ici pour te dire bonjour. Tout va
bien ! » Puis on me reconduisit à la cellule et je m’efforçai pendant
des semaines de trouver une explication à ce mystère. Ramdor l’aurait-il
contrainte à espionner pour son compte ? L’avait-il interrogée, avait-elle
parlé et obtenu, en récompense, la permission de me voir ? Mais non, ce n’était
pas possible ! Comment donc aurais-je pu trouver l’explication convenable ?
*
Dans des conditions de détention normales, déjà, il n’est
rien de plus dangereux que de se mettre martel en tête sans répit pour son
propre destin, de ne penser qu’à ses propres souffrances, de se lamenter sur
son sort. La chose est bien plus dangereuse encore lorsqu’on est maintenu en
cellule obscure. Après la peur vient l’apathie. La volonté de vivre me
contraignit à sortir de cet état. Je commençai à occuper systématiquement mon
temps, partageant rigoureusement la journée en différentes activités telles que
courir, ramper, faire de la gymnastique, raconter des histoires que j’avais
lues un jour, déclamer les poèmes que nous avions dû apprendre en si grand
nombre à l’école et chanter des chansons. En me racontant ces histoires, je m’efforçais
de ne pas en oublier une seule phrase et, quand j’avais perdu le souvenir d’une
strophe de poésie, je tentais laborieusement, avec une satisfaction infinie, de
la reconstituer. Mais cette habitude de me raconter des histoires devait
connaître une conclusion fâcheuse.
Tout avait commencé avec une nouvelle de Maxime Gorki. Elle
s’appelle : « Un homme est né ». L’auteur y raconte que, jeune
homme, il se promène au bord de la mer Noire, dans la région de Soukhoumi, sur
des chemins que j’aurai d’ailleurs moi aussi l’occasion de connaître, quarante
ans plus tard, en de tout autres temps. Il est là, assis contre un arbre, un
peu à l’écart de la route, et attend le lever du soleil sur la mer. Il voit
alors arriver à contre-jour des silhouettes sombres, entend des voix – des gens
qui passent sur le chemin, le long de la mer. Ce sont des paysans et une jeune
femme qui, parmi beaucoup d’autres, ont fui la région d’Orel où règne la famine
et trouvé du travail dans la région de Soukhoumi.
Le soleil monte à l’horizon et le jeune homme suit le groupe.
Les paysans avancent sur le sentier qui serpente le long des baies et des anses
et bientôt, il les a perdus de vue. Puis, à gauche du sentier, il voit briller
une étoffe jaune et, s’approchant, entend des gémissements, des cris de douleur ;
il découvre une femme, couchée sur le sol, et se précipite pour l’aider. Il se
penche sur elle, remarque son ventre énorme, agité de spasmes, regarde son
visage défait et comprend qu’il s’agit d’une femme en train d’accoucher. Il
veut l’aider, mais elle le repousse avec brusquerie : « Disparais, impudent ! »,
lui lance-t-elle. Mais sa détresse est si
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