Milena
elle ; le cœur battant, Wilma fit son
entrée dans le grand appartement, se demandant ce que Milena avait bien pu
devenir après toutes ces années, si elle avait vraiment rompu avec le
communisme. Elles s’assirent en face l’une de l’autre sur la terrasse en plein
air, sur le « jardin suspendu » ; Wilma en fut bientôt
convaincue : « Rien n’avait changé ! Il y avait quelque chose d’étrange
dans notre amitié. Tout comme la Punkva, cette rivière morave qui se trouve
soudain engloutie par la terre, circule par gouffres et cavernes pour émerger
plus loin comme un fleuve tout neuf, Milena avait disparu de mon horizon
pendant des années ; mais, lorsqu’elle resurgit, ce fut aussitôt la même
sympathie qui renaquit, comme si nous n’avions jamais été séparées. Chaque fois
que nous nous revoyions, je sentais qu’elle était demeurée semblable à
elle-même, que notre amitié était inébranlable… Non sans hésitation, nous nous
confiâmes toutes les déceptions que nous avaient infligées les communistes, en
arrivâmes sans ambages aux mêmes conclusions ; débordant d’une sympathie
intellectuelle nouvelle, enthousiastes, nous tombâmes dans les bras l’une de l’autre. »
Wilma, qui mettait toujours la main à la pâte là où l’on
avait besoin d’elle, ne s’était pas laissé décourager par les infamies des
communistes. Elle fonda avec d’autres un nouveau comité s’occupant avant tout
des intellectuels qui étaient en nombre croissant parmi les réfugiés. Lorsqu’elle
en parla à Milena, celle-ci la submergea de questions. Elle manifestait un
intérêt avide pour ce travail, jusqu’au moindre de ses détails. Mais Wilma n’était
pas en mesure de satisfaire totalement sa curiosité journalistique et elle en
vint donc à mentionner le nom de Mařka Schmolková, la dirigeante du Comité
d’assistance juif de Prague. Mařka, affirma Wilma, savait tout ce qui
intéressait Milena car elle se trouvait au centre de l’aide aux réfugiés. Une
amitié ancienne attachait Wilma à Mařka Schmolková et, ravie à l’idée de
présenter l’une à l’autre ses deux amies, elle entreprit de raconter dans ses
grands traits la vie de Mařka à Milena.
Mařka était pragoise, elle était née et avait grandi
dans la vieille ville, comme Franz Kafka, dans la même atmosphère, peu ou prou.
Sa mère possédait un petit magasin de textile où Mařka qui était la plus
jeune de ses nombreux frères et sœurs l’aida avec autant d’ardeur que de
compétence après la mort prématurée de son père. Il semblait qu’elle fût née
commerçante. Puis elle se maria, mais perdit très tôt son mari. Ce n’est qu’après
son veuvage qu’elle commença à s’intéresser aux problèmes du judaïsme et fit un
voyage en Palestine. Elle revint sioniste convaincue. Tout ce qu’elle faisait, elle
le faisait à fond, elle se consacra donc dès lors avec passion aux idées et aux
projets sionistes. Elle avait reçu une éducation totalement tchèque, elle se
sentait tchèque. Mais elle possédait la capacité rare de fondre, de combiner
son profond sentiment national tchèque avec les aspirations qu’elle nourrissait
avec tant de ferveur quant à l’avenir du peuple juif. Il y avait là une
combinaison qui suscita une sympathie toute particulière chez Milena.
Lorsqu'apparut, après la prise du pouvoir par les nazis, le
terrible problème que constituait l’expulsion des Juifs d’Allemagne, il coulait
de source que Mařka Schmolková prendrait en charge l’assistance aux
expulsés. Rapidement (elle qui était d’une nature si réservée), Mařka se
trouva au centre de l’ensemble des activités en faveur des réfugiés et elle
devint, au-delà même de la Tchécoslovaquie, sur la scène internationale, une
figure connue. On l’invitait à des conférences dans des grandes villes d’Europe
occidentale. C’est alors que se posa un problème : jusqu’à ces jours, Mařka
n’avait prêté aucune attention à son allure. Qu’allait-elle se soucier de vêtements,
lorsque la vie de milliers de gens était en jeu ? Mais les amies de Mařka
étaient d’un autre avis. Elles finirent par la convaincre d’acheter un très
beau tissu destiné à confectionner un ensemble élégant. Elles lui procurèrent l’adresse
d’un tailleur ; tout semblait se dérouler pour le mieux. Puis un certain
temps passa et, aux questions de ses amies, Mařka répondait en affirmant
avec force que
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