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Moi, Claude

Moi, Claude

Titel: Moi, Claude Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Graves
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de l’histoire. Il possédait les vingt premiers volumes des Histoires de Tite-Live, qu’il me donna à lire et qui m’enchantèrent. Il me promit que lorsque je ne bégaierais plus il me présenterait à Tite-Live lui-même, qui était son ami – et il tint parole. Six mois plus tard, à la bibliothèque d’Apollon, il me présenta à un homme d’une soixantaine d’années, barbu et courbé, le teint jaune, l’œil joyeux, la parole nette. Tite-Live m’accueillit cordialement et me parla de mon père, qu’il avait beaucoup admiré. Il n’était encore qu’à mi-chemin de son histoire, qui devait compter cent cinquante volumes : il en publiait cinq par an et venait d’arriver à la naissance de Jules César. Il me félicita d’avoir Athénodore pour précepteur : celui-ci repartit que je le payais largement de ses peines. À mon tour je dis à Tite-Live combien j’aimais ses œuvres, qu’Athénodore m’avait recommandées comme modèle. Ainsi tout le monde était content, particulièrement Tite-Live. « Tu veux donc devenir historien, toi aussi, jeune homme ? » me demanda-t-il. Je n’y avais jamais pensé sérieusement, mais je répondis que j’espérais me rendre digne de cet honorable nom. Alors il me conseilla d’écrire une vie de mon père et m’offrit de m’indiquer les sources historiques les plus sûres. Très flatté, je décidai de commencer mon livre dès le lendemain. Mais Tite-Live me dit que rédiger était le dernier devoir d’un historien : il fallait d’abord réunir ses matériaux et tailler sa plume. « Athénodore te prêtera son petit canif », dit-il en riant.
    Athénodore était un vieillard imposant, avec un nez crochu, des yeux noirs très doux et la plus belle barbe qui eût jamais orné menton humain. Elle était exactement de la couleur de l’aile des cygnes. Tout en parlant il la caressait en cadence : c’était, disait-il, ce qui la rendait si luxuriante. « Mes doigts donnent naissance à d’invisibles grains de feu dont se nourrit le poil. » C’était une plaisanterie stoïcienne aux dépens de la philosophie spéculative d’Épicure.
    La barbe d’Athénodore me fait penser à Sulpicius, que Livie me donna comme professeur d’histoire à l’âge de treize ans. Il avait, lui, la plus misérable barbe qu’on pût voir : blanche, mais du blanc de la neige qui fond dans les rues, et toute déchiquetée. Quand il était préoccupé il la tortillait entre ses doigts : parfois même il mettait les deux bouts dans sa bouche et les mâchonnait. Livie l’avait choisi, je pense, parce que c’était l’homme le plus assommant de Rome et qu’elle espérait ainsi décourager mes ambitions d’historien. Elle ne se trompait pas : il avait le génie de l’ennui. Il ne possédait aucun sens critique et les faits qu’il représentait s’étouffaient l’un l’autre comme les fleurs d’un semis qu’on a négligé d’éclaircir. Mais dès l’instant où il cessa d’être mon précepteur, sa mémoire prodigieuse me le rendit inestimable comme assistant. Il travailla pour moi jusqu’à l’âge de quatre-vingt-sept ans : sa mémoire demeurait intacte et sa barbe aussi maigre, aussi décolorée et embrouillée que jamais.
     

6
     
     
    Il me faut maintenant revenir de quelques années en arrière pour parler de mon oncle Tibère. Il n’était pas heureux. Désireux seulement de repos et de tranquillité, il se trouvait malgré lui toujours en avant, tantôt comme général, tantôt comme consul, tantôt comme envoyé spécial dans les provinces. Les honneurs ne signifiaient rien pour lui, d’autant qu’on les lui accordait, il s’en plaignit un jour à mon père, comme au premier garçon de courses d’Auguste et de Livie. En outre, avec la dignité de la famille impériale à soutenir et le perpétuel espionnage de Livie, il était tenu à une grande prudence dans sa vie privée. Il avait peu d’amis – seulement des relations intéressées, qu’il traitait à bon droit avec un mépris cynique. Entre Julie et lui, les choses allaient de mal en pis depuis leur mariage. Un garçon leur était né, mais il était mort, et depuis Tibère se refusait à coucher avec sa femme. Il y avait à cela trois raisons : d’abord Julie, avec l’âge, engraissait, et il n’aimait que les fillettes maigres, d’allure garçonnière, comme Vipsania. Puis elle avait des exigences qu’il ne voulait pas satisfaire, et tombait dans des crises

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