Moi, Claude
propre avis du moins – l’incarnation même de l’antique vertu romaine qu’avaient illustrée ses aïeux. Il se vantait toujours de ces derniers, comme font les sots qui se rendent compte qu’ils n’ont rien fait de bon par eux-mêmes. Il parlait surtout de Caton le Censeur – celui que je déteste le plus de tous les personnages de l’histoire romaine pour s’être posé en champion de la vertu antique et en avoir fait dans l’esprit du peuple un synonyme de grossièreté et de pédantisme. On me faisait lire ses œuvres – toutes écrites à sa propre louange – mais quand il se vantait d’avoir détruit en Espagne plus de villes qu’il n’y avait passé de jours, j’étais plutôt écœuré de sa cruauté que touché de son patriotisme. « La mission du Romain, dit le poète Virgile, est de dompter les superbes et d’épargner les vaincus. » Caton domptait bien les superbes, mais moins en leur livrant bataille qu’en exploitant habilement les jalousies entre tribus – il faisait même supprimer par des assassins ses ennemis les plus redoutables. Quant à épargner les vaincus, il fit passer par l’épée des multitudes d’hommes désarmés qui s’étaient rendus sans condition et raconte fièrement que des centaines d’Espagnols se tuèrent avec toute leur famille plutôt que de goûter à la vengeance de Rome. Comment s’étonner après cela que les tribus d’Espagne se soient soulevées de nouveau dès qu’elles purent réunir quelques armes, et qu’elles n’aient pas cessé de nous harceler depuis lors ! Mais tout ce que cherchait Caton, c’était le pillage et un triomphe : on n’obtenait ce dernier qu’avec un certain nombre de cadavres – je crois que c’était cinq mille à l’époque – et il voulait être sûr que personne ne pourrait l’accuser, comme il l’avait fait pour des rivaux, de réclamer son triomphe avec une moisson insuffisante de morts.
Ces triomphes, soit dit en passant, étaient une des plaies de Rome. Que de guerres inutiles on a faites parce qu’un général romain rêvait de défiler par les rues de la ville, couronne en tête, suivi de captifs enchaînés et du butin de la guerre entassé sur des chars de Carnaval ! Auguste s’en rendit compte : sur le conseil d’Agrippa il décréta que les triomphes publics seraient réservés désormais aux membres de la famille impériale. Comme il était alors trop âgé et les membres de sa famille trop jeunes pour faire campagne, ce décret prêtait à croire qu’il était jaloux de ses généraux, mais il voulait seulement les empêcher d’exciter les tribus des frontières à la révolte. S’ils remportaient une victoire utile, ils pouvaient encore obtenir ce qu’on appelait les « ornements triomphaux » : une robe brodée, une statue, une couronne, que sais-je encore ? Les triomphes, d’ailleurs, sont fort mauvais aussi pour la discipline militaire : les soldats boivent, se débandent, finissent par tout briser dans les cabarets, par mettre le feu aux boutiques d’huile, par outrager les femmes – en un mot par se conduire comme si c’était Rome qu’ils avaient conquise et non pas quelques huttes de rondins en Germanie ou quelque hameau enfoui dans les sables du Maroc.
Pour en revenir à Caton le Censeur, j’appris à lire dans son manuel d’économie domestique : chaque fois que je me trompais je recevais deux gifles, l’une sur la joue gauche pour ma sottise, l’autre sur la joue droite pour avoir manqué de respect au noble Caton. Je me rappelle un passage du livre qui dépeint bien le mesquin individu. « Un maître, dit-il, doit vendre son vieux bétail, ses vieux chariots, ses vieux esclaves et tout ce qui ne peut plus servir à rien. » Pour moi, quand je vivais sur mes terres de Capoue, je faisais mettre mes vieux animaux au pré : quant aux esclaves, je les traitais toujours avec bonté, qu’ils fussent jeunes ou vieux, bien portants ou malades. Je n’étais sans pitié que pour ceux qui abusaient de mon indulgence, mais le fait se produisait rarement. Il est fort sot de considérer les esclaves comme un bétail : ils sont plus intelligents, d’abord, et capables de vous faire perdre en une semaine, par leur négligence ou leur mauvais vouloir, plus d’argent qu’ils n’en ont coûté. Je ne doute pas que ceux du vieux Caton ne soient perpétuellement tombés malades, dans l’espoir d’être vendus à un maître moins inhumain. Il se vante de
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