Moi, Claude
passer par Julie. Avec une brutalité voulue, il lui signifia que leur mariage était devenu une farce et qu’il ne voulait pas vivre un jour de plus sous le même toit qu’elle. « Va trouver Auguste, lui dit-il : plains-toi que je t’ai maltraitée et demande le divorce. Auguste, malheureusement, n’y consentira sans doute pas, mais il m’exilera de Rome. Je préfère même l’exil à la vie avec toi. »
Julie résolut d’oublier qu’elle avait jamais aimé Tibère. Il l’avait beaucoup fait souffrir. Non seulement il la traitait avec mépris lorsqu’ils étaient seuls, mais il avait déjà commencé à faire prudemment l’expérience des vices ignobles qui devaient plus tard vouer son nom à l’exécration de toutes les honnêtes gens. Elle le prit donc au mot et se plaignit de lui à Auguste en termes beaucoup plus violents qu’il ne l’avait prévu – car il avait la fatuité de croire qu’en dépit de tout elle l’aimait encore. Auguste avait toujours mal dissimulé son déplaisir d’avoir Tibère pour gendre – déplaisir dont naturellement le parti de Caius s’était fortifié. En écoutant Julie il marchait de long en large dans son cabinet, appelant Tibère de tous les noms qui lui montaient aux lèvres. Cependant il dit à Julie qu’elle ne devait s’en prendre qu’à elle. Ne l’avait-il pas avertie de ce que valait Tibère ? Maintenant il ne pouvait pas dissoudre un mariage auquel on avait attaché une si grande importance politique – là-dessus Livie, il en était sûr, penserait comme lui. Julie lui demanda alors d’envoyer Tibère au loin pendant un an ou deux, car elle ne pouvait plus supporter sa présence. Il y consentit, et quelques jours plus tard Tibère voguait vers Rhodes, où il avait toujours rêvé de se retirer. Sur les instances de Livie, Auguste l’avait nommé Protecteur du Peuple, mais il lui avait signifié clairement qu’il préférait ne jamais le revoir.
Personne, en dehors des intéressés, ne savait pourquoi Tibère quittait Rome, et Livie utilisa pour le plus grand bien de son fils la répugnance qu’éprouvait Auguste à parler de lui. Elle raconta en confidence à ses amis qu’il s’était éloigné pour protester contre la conduite scandaleuse des partisans de Caius et de Lucius. Pour pousser la comédie jusqu’au bout elle l’accompagna à Ostie en le suppliant, au nom d’Auguste et au sien, de revenir sur sa décision. Tous les membres de la famille proche – Castor, le jeune fils de Tibère, ma mère, Germanicus, Livilla et moi – durent l’accompagner et joindre leurs prières aux siennes. Julie ne parut pas : on en conclut, comme le souhaitait Livie, qu’elle prenait le parti de ses fils contre son mari. Ce fut une scène ridicule, mais bien montée. Ma mère joua son rôle avec aisance : les trois plus grands enfants, dûment chapitrés, semblèrent parfaitement naturels. Quant à moi, je restai ahuri jusqu’au moment où Livilla me pinça : alors je fondis en larmes et fis à moi seul plus d’effet que tous les autres. J’avais quatre ans à cette époque : j’en avais douze quand Auguste dut rappeler, bien à contrecœur, mon oncle Tibère à Rome.
On est généralement beaucoup trop sévère pour Julie. C’était par nature une brave femme, quoique assez éprise de plaisirs, et la seule de la famille qui eût jamais une bonne parole pour moi. Je crois qu’on l’accuse à tort d’avoir trompé Agrippa, car ses trois fils ressemblaient beaucoup à leur père. Mais une fois veuve elle s’éprit de Tibère et persuada Auguste de le lui laisser épouser. Lui, furieux d’avoir à répudier sa femme à cause d’elle, la traita avec froideur. Elle commit alors l’imprudence d’aller demander conseil à Livie : celle-ci lui remit un philtre qu’il fallait boire une fois par mois, à la pleine lune, en faisant certaines prières à Vénus, et qui devait en moins d’un an la rendre irrésistible à son mari, à la condition stricte de n’en souffler mot à âme qui vive. Or ce philtre perfide, fait avec des mouches vertes d’Espagne distillées, excita jusqu’à la démence les désirs sensuels de Julie. Pendant quelque temps elle retint Tibère par cette ardeur lascive inaccoutumée, puis il se lassa et refusa d’avoir aucun commerce avec elle. Affolée par la drogue, elle fut alors réduite à chercher l’apaisement de ses désirs dans les bras de ceux des jeunes courtisans dont la discrétion lui
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