Moi, Claude
Mon Dieu, quelle cruauté ! Cinq ans à Pandataria !
Livie le regarda sévèrement.
— Je suppose, dit-elle, que tu voudrais la revoir à Rome ?
Auguste se dirigea vers le mur où pendait une carte d’Italie gravée sur une mince feuille d’or, avec des pierres précieuses pour représenter les villes. Il ne pouvait pas parler, mais il désigna du doigt Reggio, une jolie ville du détroit de Messine.
Julie fut donc envoyée à Reggio, où on lui donna un peu plus de liberté. Elle fut même autorisée à recevoir des visites, à condition que chaque visiteur demandât en personne la permission à Livie : il devait expliquer pourquoi il voulait voir Julie et remplir un passeport détaillé indiquant la couleur de ses yeux et de ses cheveux, ses signes particuliers et ses cicatrices, afin que personne d’autre ne pût s’en servir. Peu de gens avaient le courage d’en passer par ces préliminaires. La fille de Julie, Agrippine, demanda la permission d’aller voir sa mère, mais Livie refusa, eu égard, dit-elle, à la vertu d’Agrippine. Julie était toujours soumise à une discipline stricte et n’avait auprès d’elle aucune affection : sa mère était morte des fièvres dans l’île.
Une ou deux fois Auguste, en passant à pied par les rues de la ville, entendit crier : « Rappelle ta fille ! Elle a assez souffert ! Rappelle ta fille ! » Cela lui était très douloureux. Un jour il se fit amener par ses gardes deux des hommes qui avaient crié le plus fort : il leur dit que Jupiter les punirait certainement en les faisant à leur tour trahir et déshonorer par leurs femmes et leurs filles. Mais ces démonstrations populaires exprimaient moins de pitié pour Julie que d’hostilité contre Livie, que tout le monde rendait à bon droit responsable de la sévérité de l’exil de sa belle-fille.
Tibère, lui, se trouva fort bien dans son île pendant un an ou deux. La nourriture était bonne, le climat excellent : il avait tout le loisir de reprendre ses études littéraires. Il n’écrivait pas mal en grec et composa quelques petits poèmes élégiaques à la manière d’Euphorion et de Parthénius : je les ai quelque part en volume. La plus grande partie de son temps se passait en discussions amicales avec les professeurs de l’Université. La mythologie classique l’amusait : il dressa un arbre généalogique énorme, de forme circulaire, et dont les tiges, partant de notre premier ancêtre le Chaos, rayonnaient jusqu’à un périmètre confus semé de nymphes, de rois et de héros. Il adorait embarrasser les experts en mythologie par des questions comme celle-ci : « Comment s’appelait la grand-mère maternelle d’Hector ? » ou bien : « La Chimère a-t-elle eu des descendants mâles ? » Il les mettait au défi de citer le passage des poètes anciens qui pouvait servir d’appui à leur réponse. C’est en se souvenant de cet arbre que bien des années plus tard Caligula devait faire sa fameuse plaisanterie sur Auguste : « Oui, c’est mon grand-oncle. Il est exactement pour moi ce qu’est le chien Cerbère par rapport à Apollon. » Maintenant que j’y pense, d’ailleurs, je crois qu’il se trompait. Le grand-oncle d’Apollon était Typhon, père ou grand-père de Cerbère selon les auteurs. Mais l’arbre généalogique des premiers dieux est si embrouillé par les alliances incestueuses – mère et fils, frère et sœur – que peut-être Caligula avait-il raison après tout.
Comme Protecteur du Peuple, Tibère inspirait un grand respect aux Rhodiens : les fonctionnaires qui partaient occuper leurs postes en Orient avaient soin de se détourner de leur route pour lui présenter leurs hommages. Mais il tenait à sa qualité de simple citoyen et refusait tous les honneurs qu’on voulait lui rendre. Il se passait le plus souvent de son escorte. On ne le vit exercer qu’une seule fois le pouvoir judiciaire auquel son titre de Protecteur lui donnait droit : il condamna sommairement à un mois de prison un jeune Grec qui, dans un débat grammatical présidé par lui, avait défié son autorité de président. Il se portait bien, montait à cheval, prenait part aux exercices du gymnase. Les lettres mensuelles de Livie le tenaient au courant des affaires de Rome. Outre sa maison située dans la capitale de l’île, il possédait une petite villa sur un haut promontoire qui dominait la mer. Un sentier secret y donnait accès par la falaise :
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