Moi, Claude
santé, qui déclinait depuis deux ans sans raison apparente, l’abandonna complètement : tout effort mental lui devint impossible. Finalement il demanda à Auguste, qui y consentit à regret, de le laisser rentrer dans la vie privée. Il mourut avant d’arriver à Rome. Des fils de Julie il ne restait plus que Postumus, alors âgé de quinze ans. Auguste se réconcilia si bien avec Tibère que, comme l’avait prédit Thrasylle, il le fit entrer dans la famille Julia en l’adoptant pour fils et héritier en même temps que Postumus.
7
J’étais revenu en arrière pour parler de mon oncle Tibère, mais en l’accompagnant jusqu’à son adoption par Auguste j’ai perdu le fil de ma propre histoire. Je veux maintenant consacrer quelques pages à ce qui se passa entre ma neuvième et ma seizième année. Germanicus atteignit le premier ses quatorze ans ; son anniversaire tombait le 30 septembre, mais on célébra sa majorité, selon l’usage, au mois de mai. Il sortit de bonne heure de notre maison du Palatin, couronné de fleurs et portant pour la dernière fois la robe bordée de pourpre des jeunes garçons. Des troupes d’enfants couraient devant lui, chantant et jetant des fleurs, ses nobles amis l’escortaient et une foule immense le suivait, chacun selon son rang. La procession descendit lentement jusqu’à la place du Marché : là, Germanicus fut accueilli par de grands hourras, auxquels il répondit par un bref discours : ensuite, à la tête du cortège, il gravit la pente du mont Capitolin. Au Capitole, Auguste et Livie l’attendaient. Il sacrifia un taureau blanc à Jupiter Capitolin, le Tonnant, et revêtit pour la première fois la robe blanche des hommes. À mon grand désappointement on ne m’avait pas permis de l’accompagner. La route était trop longue pour moi, et cela eût fait mauvais effet de me porter en litière. Je vis seulement Germanicus, de retour à la maison, vouer sa robe et ses ornements d’enfant aux dieux familiers et jeter des gâteaux et des sous à la foule du haut des marches.
Un an plus tard, il se maria. Auguste faisait tout son possible pour encourager au mariage les hommes de bonne naissance. L’Empire était grand : il lui fallait plus de fonctionnaires et d’officiers supérieurs que la noblesse n’en pouvait fournir, bien qu’on augmentât leur nombre en anoblissant constamment des gens du peuple. Quand les patriciens se plaignaient de la vulgarité de ces nouveaux venus, Auguste répondait qu’il avait choisi ce qu’il y avait de mieux : d’ailleurs, le remède était entre leurs mains : ils n’avaient qu’à se marier jeunes et à avoir le plus d’enfants possible.
La dépopulation des classes supérieures finissait par devenir une obsession chez lui. Un jour que les chevaliers romains, parmi lesquels on recrutait les sénateurs, s’étaient plaints de la sévérité de ses lois sur le célibat, il les réunit tous sur la place du Marché et les divisa en deux groupes – célibataires et hommes mariés – le premier beaucoup plus nombreux que l’autre. Il tempêta contre les célibataires, les appela animaux, brigands, et par une étrange figure de rhétorique, meurtriers de leur propre postérité. Se prenaient-ils pour des Vestales ? Une Vestale, au moins, couchait seule ; ils n’auraient pas pu en dire autant. Pouvaient-ils lui expliquer pourquoi, au lieu de partager leur lit avec d’honnêtes femmes de leur rang et de leur faire de beaux enfants, ils gaspillaient leur force virile avec des esclaves graillonneuses et de sales prostituées d’Asie ? S’il fallait en croire ce qu’on racontait, le partenaire de leurs jeux nocturnes était plus souvent encore une de ces créatures innommables dont la seule existence était la honte de la ville. « Si je le pouvais, dit Auguste, je condamnerais l’homme qui se dérobe à ses obligations sociales pour mener une vie de débauche au même châtiment que la Vestale qui manque à ses vœux : je le ferais enterrer vivant. »
Se tournant alors vers les hommes mariés – j’étais déjà parmi eux à cette époque – il ouvrit les bras comme pour nous étreindre tous. « Votre petit nombre, nous dit-il, m’est une raison de vous louer davantage : vous avez obéi à mes vœux et rempli votre devoir envers l’État. C’est grâce à des vies comme les vôtres que la Rome de l’avenir sera une grande nation. Au début nous n’étions qu’une poignée :
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