Moi, Claude
traitement médical possible. Ailleurs les soldats blessés restaient à leur corps jusqu’à ce qu’ils fussent morts ou guéris.
J’ai mentionné la mort de Julie. À l’avènement de Tibère on réduisit sa ration de nourriture à quatre onces de pain et à une once de fromage par jour : déjà anémiée par l’insalubrité de son logement, elle succomba bientôt à ce régime de famine. Quant à Postumus, on n’entendait toujours pas parler de lui, et Livie, tant qu’elle n’était pas sûre de sa mort, ne pouvait dormir tranquille.
16
Tibère gouvernait avec modération et ne prenait aucune décision politique d’importance sans consulter d’abord le Sénat. Mais celui-ci avait voté par contrainte pendant si longtemps qu’il semblait désormais incapable de se diriger seul. Or Tibère, pour mieux éviter toute apparence de tyrannie, se gardait bien de dire clairement ce qu’il voulait qu’on votât, même lorsque la question lui tenait le plus à cœur. On finit par découvrir que s’il parlait avec une éloquence recherchée en faveur d’une proposition, cela voulait dire qu’il désirait la voir repousser, et vice versa. Quand il voulait être pris à la lettre, il s’exprimait brièvement et sans aucun effet de rhétorique.
Gallus et un vieux mauvais plaisant du nom d’Hatérius se divertissaient fort à appuyer avec chaleur les discours de Tibère en développant ses arguments jusqu’à l’absurde, puis à voter comme il le souhaitait réellement, pour bien montrer qu’ils y voyaient clair dans son stratagème. Au moment du débat pour l’Empire, Hatérius s’était écrié : « Ô Tibère, combien de temps laisseras-tu la pauvre Rome sans tête ? » Tibère, sachant fort bien qu’Hatérius n’était pas dupe, en fut vexé. Le lendemain, poursuivant la plaisanterie, Hatérius se jeta aux pieds de Tibère et lui demanda pardon de n’avoir pas montré assez d’insistance.
Tibère recula avec dégoût, mais Hatérius lui saisit les genoux et Tibère dégringola en se cognant la tête avec bruit sur le pavé de marbre. Les Gardes du corps de Tibère, des Germains, ne comprirent pas ce qui arrivait et voulurent massacrer l’assaillant de leur maître. Tibère les arrêta juste à temps.
Hatérius était un parodiste de premier ordre. Il avait une grosse voix, un visage comique et une grande fertilité d’invention. Chaque fois que Tibère, dans son discours, employait une phrase un peu tirée par les cheveux, il la relevait et en faisait le leitmotiv de sa réponse. Auguste avait toujours dit que les roues de l’éloquence d’Hatérius avaient besoin du frein même pour monter les côtes. Tibère, avec son esprit lent, ne pouvait pas lui tenir tête. Quant à Gallus, il affectait un zèle exagéré. Sachant que Tibère évitait par-dessus tout de paraître briguer les honneurs divins, il adorait l’appeler, comme par oubli, « Sa Majesté Sacrée ». Hatérius, toujours prêt à renvoyer la balle, lui reprochait cette expression incorrecte, et Gallus s’excusait avec exubérance : loin de lui l’idée de désobéir aux ordres de Sa M… ah ! dieux ! c’était si facile de se tromper ainsi ! mille pardons encore ! de désobéir, voulait-il dire, aux désirs de son honorable collègue et ami Tibère-Néron-César-Auguste…
— Pas Auguste, fou que tu es ! murmurait Hatérius de façon que tout le monde l’entendît. Il a refusé le titre une douzaine de fois. Il ne s’en sert que pour écrire aux autres monarques…
Un de leurs tours agaçait Tibère plus que tous les autres. Quand le Sénat le remerciait de quelque service rendu à l’État et qu’il affectait une attitude de modestie, Gallus et Hatérius le félicitaient d’être trop honnête pour recueillir le mérite de ce qu’avait fait sa mère, et congratulaient Livie de la déférence de son fils. Quand ils s’aperçurent que rien n’irritait plus Tibère que d’entendre vanter Livie, ils continuèrent de plus belle. Hatérius alla jusqu’à suggérer, comme on appelait les Grecs du nom de leur père, d’appeler Tibère de celui de sa mère. « Qu’il soit interdit, proposa-t-il, de l’appeler autrement que Tibère Liviade – ou peut-être la forme correcte en latin est-elle Livigène ? »
Gallus découvrit un autre défaut à l’armure de Tibère – c’était sa répugnance à entendre parler de son séjour à Rhodes. Il osa même un jour raconter l’histoire du
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