Moi, Claude
pas le temps de s’occuper de lui, il passait sa vie à se quereller avec ses frères aînés et à faire des sottises : elle finit donc par nous l’envoyer, à ma mère et à moi. Ma mère ne le flattait pas, mais elle n’était pas non plus assez ferme avec lui ; enfin un jour il cracha sur elle dans un accès de colère et elle lui donna une bonne correction. « Sale vieille Germanique, dit-il, tu verras si je te brûlerai ta vieille germanique de maison ! » (« Germanique » était pour lui la pire des insultes.) L’après-midi il se glissa dans un débarras plein de meubles, voisin du grenier des esclaves, et mit le feu à un tas de vieux matelas de paille.
Le feu envahit bientôt tout l’étage supérieur. La maison était vieille, avec des poutres pourries et des fissures dans les planchers : même en faisant la chaîne jusqu’à l’étang des carpes il n’y eut pas moyen d’éteindre l’incendie. Je parvins à sauver mes papiers, mes valeurs et quelques meubles, et il n’y eut comme victimes que deux vieux esclaves malades ; mais rien ne resta de la maison que les quatre murs et les caves. Caligula ne fut pas puni : le feu lui avait fait assez peur. Il faillit bien y être pris lui-même, car il commença par avoir honte et se cacha sous son lit ; mais la fumée l’en chassa et il se précipita dehors en hurlant.
Le Sénat proposa de rebâtir aux frais de l’État la maison où avaient vécu tant de membres distingués de notre famille ; mais Tibère ne voulut pas le permettre. L’incendie, affirma-t-il, était dû à ma négligence ; d’ailleurs, si j’avais agi plus intelligemment on aurait pu circonscrire le dommage aux greniers. Plutôt que d’imposer cette dépense à l’État il se chargeait de tout lui-même. Là-dessus, grands applaudissements des sénateurs. Mais c’était parfaitement injuste et malhonnête, d’autant plus que Tibère n’avait aucune intention de tenir sa parole. Pour rebâtir la maison, je dus vendre ma dernière propriété de Rome : un groupe d’immeubles situé près du marché aux bestiaux et un grand terrain à bâtir qui l’avoisinait. Je ne dis pas à Germanicus que Caligula était l’auteur de l’incendie, de peur qu’il ne se crût obligé de payer les dégâts. En somme, c’était un accident : on ne peut pas rendre responsable un enfant aussi jeune.
En marchant contre les Germains, les soldats de Germanicus ajoutèrent quelques couplets plus ou moins ridicules à la Ballade des trois chagrins d’Auguste :
Il a laissé six pièces d’or à chacun
Pour acheter du porc et des fèves,
Pour acheter du fromage et des craquelins
Dans les cantines de Germanie.
Et aussi :
Le Dieu Auguste se promène au ciel,
Marcellus nage dans le Styx,
Julie est allée le rejoindre :
C’en est fini de ses tours !
Mais nos Aigles sont toujours perdues…
Assez de honte et de douleur !
À la tombe du Dieu Auguste
Ramenons les oiseaux voyageurs.
Un autre couplet commençait :
Hermann le Germain a perdu sa belle
Et son petit pot de bière…
J’ai oublié la suite, mais la chanson n’a pas d’importance, sinon en ce qu’elle me fait penser à parler d’Hermann. Il venait de former une confédération nouvelle, plus puissante que l’ancienne, et avait réussi à y attirer quelques tribus jusque-là favorables à Rome. Mais Germanicus ne s’en effraya pas. Il n’avait pas confiance dans les Germains en tant qu’alliés. Plus il en avait contre lui, plus il était content.
Avant la fin de l’été la première des trois aigles perdues – celle du 19 e régiment – était reconquise : Germanicus marchait de victoire en victoire. Une seule fois, la nouvelle prématurée de la perte d’une bataille causa une telle consternation dans la garnison du pont voisin que le capitaine donna l’ordre à ses hommes de se retirer en détruisant le pont – autrement dit en abandonnant à leur sort toutes les troupes de l’autre rive. Mais Agrippine, qui se trouvait là, contremanda les ordres. Elle déclara aux soldats qu’elle était désormais leur capitaine et le resterait jusqu’à l’arrivée de son mari. Quand les troupes victorieuses arrivèrent, elle était à son poste pour les recevoir. Sa popularité égalait presque celle de son mari. Elle avait organisé à ses frais un hôpital où Germanicus faisait envoyer les blessés après chaque bataille, et où on leur donnait le meilleur
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