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Mon Enfant De Berlin

Mon Enfant De Berlin

Titel: Mon Enfant De Berlin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Wiazemsky
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Tarassof, notre communauté, comme tu dis, n’était pas partout à la fête. Beaucoup ont été blessés par le fait qu’il a changé de nom en devenant français. Nina, ma sœur, était très choquée et lui en veut.
    Il s’est exprimé lentement, une tristesse inhabituelle a envahi son visage. Claire pense tout à coup que Wia ne lui a encore jamais parlé de sa famille, de cette communauté russe au sein de laquelle il a grandi. C’est tout juste s’il a mentionné l’existence de ses parents et de sa sœur dont elle vient d’apprendre le prénom : Nina. Jusque-là, ils se sont préoccupés de l’accord de la famille de Claire, pas de celle de Wia. Bien sûr, leur décision d’unir leurs vies est très récente, bien sûr les journées de travail sont très lourdes. « N’empêche, songe Claire, on se connaît si peu... »
    Un drôle de son, mi-plainte mi-couinement, la détourne de ses pensées. Comme par enchantement, Wia retrouve sa gaieté. Il plonge une main dans la poche de sa redingote, en retire une grosse boule de poils qu’il dépose au milieu de la table entre les verres de champagne et les cendriers pleins de mégots : c’est un chiot d’à peine trois mois qui fixe apeuré les personnes penchées sur lui.
    — J’allais oublier le principal. Avant même de nous marier, nous sommes désormais trois, ma Claire. C’est un gosse des rues qui me l’a vendu. Il prétend que c’est un pur schnauzer, mais je ne peux rien certifier. On dit qu’à l’origine, les schnauzers sont des chiens d’écurie car ils cohabitent très bien avec les chevaux. Quand je t’apprendrai à monter à cheval, il viendra avec nous.
     
    Malgré le froid, la neige, Claire et Wia se promènent dans ce qui fut jadis un parc et qui n’est plus qu’un amoncellement d’arbres, de terre et de racines. Ce paysage de guerre renforce leur envie de vivre, leur volonté de recommencer ensemble quelque chose. Le chiot trotte devant eux. Claire, par instants, se détache des bras de Wia, attrape un bout de bois, une pomme de pin et les jette loin en avant. Ou bien elle court à perdre haleine, le chiot sur ses talons.
    Wia la suit des yeux. Il aime sa mince silhouette sanglée dans le manteau bleu marine de la Croix-Rouge, son visage aux joues rondes et enfantines, son épaisse chevelure brune qui s’échappe de la chapka. Il pense alors qu’elle est ce qu’il a de plus précieux au monde et qu’elle va partir à Paris dans quelques jours. Il a confiance en elle, en eux, en ce qu’il appelle un peu pompeusement « leur destin ». Mais comme il est aussi très superstitieux, il ne peut s’empêcher d’effleurer des morceaux de bois et de garder en permanence dans sa poche une miniature en jade censée lui porter bonheur.

 
    Lettre de Claire :
     
    « 5 décembre 1945
    Chère maman,
    Il ne faut pas m’en vouloir de ne pas avoir eu le temps de vous dire que j’étais heureuse, mais vous devez comprendre que je n’ai plus dix-huit ans et que l’idée de me marier ne suffit pas à me tourner complètement la tête. Je suis très heureuse, de cela j’en suis tout à fait sûre, mais je ne pense pas à cela toute la journée.
    Il y a tout le reste de la vie, toutes les horribles souffrances des hommes, l’horrible époque où nous vivons et surtout la certitude de la mort. Dans tout cela, un mariage ne peut être qu’un très heureux incident qui sera peut-être le prélude à des choses très, très tristes, car enfin, pourquoi serais-je éternellement heureuse et épargnée alors que tous les autres souffrent ?
    Excusez-moi, ma maman, car j’ai l’impression de ne rien vous écrire de drôle. C’est la faute de cette matinée qui fut fraîche et triste.
    Connaissez-vous M. Rose qui écrit, je crois, dans Le Monde  ?
    Cet homme qui passa plusieurs mois dans un camp y a perdu sa femme, son fils et, je crois, sa fille. Il était venu ici pour chercher le corps de son fils, mort à Ravensbrück. Une ambulance, conduite par Rolanne, a donc fait hier cette triste mission avec son père.
    Ce matin a eu lieu une brève cérémonie où nous étions présentes et je regardais souvent ce père. Il souffrait tellement que cela était insoutenable. Je tremblais de froid, de tristesse, je pensais à lui, à sa famille massacrée et à tous ceux qui ont connu le même destin. Devant tant d’injustice, je ne pensais plus que j’étais heureuse. En ai-je seulement le droit ?
    Vous retrouver, retrouver

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