Mon Enfant De Berlin
fille de la bourgeoisie française et un ex-prince russe spolié de tous ses biens à cause d’une révolution ?
Wia s’est immobilisé sur le seuil de la cuisine, dans l’obscurité de l’entrée. Personne ne l’a entendu revenir dans l’appartement, il observe avec curiosité les jeunes femmes, toutes très gaies, qui écoutent Claire. Cette dernière raconte à sa façon et avec beaucoup de drôlerie le coup de téléphone auquel il a assisté. En tant que témoin il n’avait déjà pas compris grand-chose mais, à cet instant et à cause des mimiques clownesques de Claire, il ne comprend vraiment plus rien.
— Donc, papa se méfie. À Paris, tous les Russes sont des chauffeurs de taxi ou des musiciens de boîtes de nuit, qu’ils soient princes ou pas. « Que faire, que faire ? » se lamente maman en relisant pour la énième fois ma lettre. Papa a une idée : « Téléphonons à Troyat ! » Troyat, Henri Troyat, est un grand ami de mon frère aîné, Claude. C’est un ex-Russe comme Wia, exilé comme Wia, naturalisé français, toujours comme Wia. La seule différence, c’est qu’il a pris un pseudonyme et qu’il est écrivain. Il a même obtenu le prix Goncourt en 1938 avec un livre qui s’appelle L’Araigne et je peux vous dire que, ce jour-là, il a fait une sacrée fête...
— Premier rapprochement franco-russe, constate Rolanne rêveusement.
— Comme tu dis... Donc, coup de téléphone à Troyat durant lequel papa le charge d’enquêter sur ce soi-disant prince qui se fait appeler Yvan Wiazemsky. Troyat, qui le devine très inquiet, essaye de le rassurer : « Ce nom m’évoque quelque chose de pas mal du tout, vous savez... Je vous rappelle. » Papa rejoint maman au salon. Ils sont tellement nerveux qu’ils ne peuvent rien faire d’autre que d’attendre. Maman, comme toujours, envisage le pire et, dans ce domaine, c’est une championne. Papa s’énerve : « Taisez-vous, Jeanne, pour l’amour de Dieu, taisez-vous. » Entre parenthèses, je crois les entendre. Dring, dring, dring ! ils se ruent vers le téléphone, papa décroche et entend Troyat enthousiaste, ravi : « Ce n’est pas que c’est pas mal, Wiazemsky, c’est bien, très, très bien ! On ne peut pas faire mieux ! » Et de lui raconter qu’Yvan descend d’une des plus anciennes familles de Russie qui remonterait à l’an 800, je crois. Papa, encore un peu méfiant : « Vous êtes certain que ce n’est pas un escroc ? » Troyat s’amuse. « Mais oui. Avant la guerre, il habitait avec sa sœur et ses parents tout près de chez vous, rue Raynouard. Ses parents y sont toujours, et, si ça se trouve, vous vous croisez souvent. » Soulagement de mes parents, maman m’appelle et m’accorde leur autorisation d’épouser Wia. Papa prend le combiné et, faisant allusion au post-scriptum de ma lettre, ne peut s’empêcher de me dire : « Si tu veux devenir une princesse présentable, je te conseille de t’y mettre dès maintenant ! » Voilà, fin de mon histoire !
— Bravo, quel talent !
Wia entre dans la cuisine en applaudissant à tout rompre. D’une poche de sa capote militaire dépasse le goulot d’une bouteille. D’une autre poche, démesurément gonflée, quelque chose s’agite que personne ne remarque. Claire continue de faire le clown, salue son public. La bouteille de champagne est déposée sur la table, les filles apportent des verres. Wia verse à boire à chacune et, à Claire :
— J’ai cru comprendre que nous devrons notre mariage à un ex-Russe, mais ce nom ne me dit rien. Qu’est-ce qui nous prouve que c’est vraiment un Russe ? C’est peut-être lui l’escroc que redoute ton père...
— Oh, Wia, ne renverse pas les rôles ! C’est sur toi que porte l’enquête, pas sur lui. C’est invraisemblable que tu n’aies pas entendu parler d’un jeune Russe qui a obtenu la nationalité française et qui a gagné peu après le prix Goncourt. Tu as beau ne rien connaître au monde de la littérature, on en a forcément parlé dans ta communauté ! Vous avez dû être tous très fiers, fêter l’événement !
Le front plissé par l’effort, Wia essaye de se souvenir. Il a envie de faire plaisir à Claire ou du moins de ne pas la décevoir et ce qu’elle raconte à propos de ce jeune écrivain lui évoque, petit à petit, quelque chose. Mais ce n’est pas ce qu’elle imagine.
— Si ton écrivain est le Russe à qui je pense, un des fils
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