Mon frère le vent
suffisamment. Et ce printemps, les baleines ne sont pas venues. Même les oies de plage — ces oiseaux qui brisent l'hiver et effrayent la glace en faisant retentir leur voix — ont dépassé l'île des Chasseurs de Baleines, volant si haut que ni les filets des femmes ni les lances des hommes ne pouvaient espérer les attraper.
Kukutux gratta le gravier de ses pieds, s'obligeant à ne pas regarder la mer. Peut-être ses propres yeux étaient-ils la malédiction. Peut-être que si elle ne regardait pas, le quatrième ikyak apparaîtrait. Mais c'est alors qu'elle entendit les femmes questionner encore avec des voix rendues aiguës par la peur. Elle ne pouvait empêcher ses yeux de regarder.
Vieille Oie intervint finalement.
— Dis-nous, Kukutux. Mieux vaut savoir qu'être prise entre espoir et peur.
Kukutux répondit donc.
— Il y en a trois, seulement trois et les deux premiers ikyan sont reliés. Quelque chose gît en travers des plats-bords.
— Un phoque ? suggéra Panier Moucheté tout en repoussant une mèche de cheveux prise dans le vent.
— Un homme.
Puis les ikyan s'approchèrent et Kukutux sentit ses jambes se dérober. Ses genoux plièrent et elle s'écroula à terre.
— Qui ? demanda une voix de femme, puis une autre, toutes l'appelant comme si elles n'avaient pas remarqué sa chute.
Comme des ongles taillés en pointe, les mots s'accrochèrent à son suk, à ses cheveux, à sa peau jusqu'à ce que, maudissant leur clairvoyance, Kukutux ferme les yeux et murmure le nom.
— Galet Blanc.
Elle voulut entonner un chant de deuil, mais fut incapable de se rappeler la moindre parole. Les voix des femmes se mêlaient au grondement du vent. Au-dessus, s'éleva sa propre voix qui hurlait.
— Galet Blanc, mon époux, Galet Blanc, mon époux.
I
ÉTÉ 7038 AVANT J.-C.
1
Premiers Hommes
Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska
Kiin se fraya un chemin dans le cercle d'hommes réunis sur la plage. Là, elle vit le Corbeau. Sa poitrine était dénudée, sa peau luisante de sueur était constellée de sang. Il leva un couteau d'obsidienne à longue lame comme pour la saluer. C'était le couteau d'Amgigh, la lame ruisselait de sang.
Le Corbeau rentra les joues et regarda Kiin, paupières mi-closes.
— Tes sculptures, femme. Elles m'ont donné le pouvoir.
Il montra quelque chose du doigt. Kiin porta son regard en arrière au bord du terrain dégagé, où une ligne de ses figurines séparait les hommes qui regardaient de ceux qui se battaient. C'étaient les statuettes qu'elle avait fabriquées et échangées contre de la viande afin que les Premiers Hommes aient de quoi passer l'hiver.
— Où..., commença-t-elle.
Puis elle secoua la tête et dit au Corbeau :
— Je ne suis pas ta femme.
Le Corbeau ricana.
— Va le retrouver, alors, lança-t-il en désignant avec le couteau ce qu'elle ne voulait pas voir.
Alors Kiin s'obligea à regarder. Amgigh gisait sur le sable, Samig agenouillé près de lui. Alors, Kiin aussi se retrouva à côté d'Amgigh, les bras sur sa poitrine, les cheveux rougis par son sang. Elle serra son amulette et la frotta sur le front d'Amgigh, sur ses joues.
— Ne meurs pas, murmura-t-elle. Ne meurs pas, oh, non ! Ne meurs pas.
Amgigh inspira profondément, essaya de parler, mais ses mots se perdaient dans le sang qui sortait en bulles de sa bouche. Il respira de nouveau et s'étouffa. Puis ses yeux roulèrent en arrière et s'agrandirent pour libérer son esprit. Kiin se déplaça pour prendre la tête d'Amgigh dans ses bras et entonna un chant très doux, qui montait du fond d'elle-même, un chant qui demandait aux esprits d'agir, qui implorait le pardon de son époux, qui maudissait les animaux qu'elle avait sculptés.
Puis Kiin se releva et s'essuya les yeux du revers de la main.
— J'aurais dû venir plus tôt, murmura-t-elle. J'aurais dû savoir qu'il combattrait le Corbeau. C'est ma faute. Je...
Mais Samig s'approcha d'elle et pressa ses doigts contre les lèvres de Kiin.
— Tu n'aurais pas réussi à l'arrêter, protesta-t-il. Tu es ma femme, maintenant. Je ne laisserai pas le Corbeau te prendre.
Plongeant son regard dans celui de Samig, Kiin comprit que, par bien des côtés, il était encore un enfant et qu'il connaissait mal cette sorte de combat dont la victoire ne dépendait pas de la qualité des armes.
— Non, Samig. Tu n'as pas le pouvoir de le tuer.
Samig secoua la tête.
— Un couteau, demanda-t-il en se tournant vers les
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