Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
de lierre, des tours, des clochetons, et la patine du temps recouvrant le tout. La résidence que j’avais ici devant les yeux représentait très exactement la demeure campagnarde d’un gentilhomme propriétaire d’un grand domaine. Mon cœur battit plus vite dans ma poitrine lorsque je pénétrai dans la Maison Blanche avec notre ambassadeur, qui devait me présenter. J’étais au cœur même de la citadelle de la puissance. J’allais rencontrer l’homme le plus puissant du monde, représentant la nation la plus puissante du monde.
Le président Roosevelt semblait avoir tout son temps et être inaccessible à la fatigue. Il était extraordinairement au courant de la question polonaise et désireux d’avoir de nouveaux renseignements. Les questions qu’il posait étaient minutieuses, détaillées et allaient tout droit aux points essentiels. Il s’enquit de nos méthodes d’éducation et de ce que nous faisions pour sauvegarder les enfants. Il voulut connaître en détail l’organisation de la Résistance et l’importance des pertes subies par la nation polonaise. Il me demanda de lui expliquer comment il se faisait que la Pologne fût le seul pays sans Quisling. Il m’interrogea aussi sur la véracité des récits concernant les méthodes employées par les nazis contre les Juifs. Enfin, il se montra fort intéressé par les techniques de sabotage, de diversion et d’action des maquis.
Il voulait avoir sur chaque sujet une documentation précise et fournie, pour recréer l’atmosphère même, le climat du travail dans la clandestinité et connaître à fond la mentalité des hommes qui livraient ce combat. Il m’impressionna profondément par sa largeur de vues. De même que Sikorski, il voyait plus loin que son propre pays, sa vision embrassait l’humanité tout entière. Lorsque je quittai le Président, il était aussi frais, reposé et souriant qu’au début de l’entretien. Quant à moi, je me sentais très fatigué.
Toutefois, ce n’était pas une fatigue ordinaire de nature physique, mais bien plus la lassitude satisfaite qu’éprouve le travailleur en donnant son dernier coup de marteau ou l’artiste en signant son œuvre. Quelque chose s’achevait et il ne restait plus que cette lassitude, mais aussi la satisfaction d’avoir abouti.
L’ambassadeur voulut me reconduire en voiture, mais j’ai préféré me promener un peu. Je me dirigeai vers le square La Fayette, en face de la Maison Blanche, de l’autre côté de Pennsylvania Avenue. Je savais pourquoi j’y allais : à l’un de ses angles se dresse la statue de Kosciuszko portant cette inscription : « Et la liberté gémit lorsque Kosciuszko tomba. »
Je m’assis sur un banc et regardai les passants. Ils étaient tous bien vêtus, bien nourris, semblaient en bonne santé et satisfaits de leur sort. Ils paraissaient à peine touchés par la guerre. Des images fragmentaires se mirent à défiler rapidement devant mes yeux : le ravissant salon du ministre portugais à Warszawa, puis, sans transition aucune, brutales, la chaleur et la poussière, les fumées de la bataille et l’amertume de la défaite ; la marche chaotique et interminable vers l’est à la recherche de détachements inexistants. Puis le sifflement du vent et les steppes glacées de Russie. Les barbelés du camp de prisonniers. Le train. Le camp de concentration allemand à Radom et mon premier contact avec une brutalité inconnue jusqu’alors, la crasse, la faim et l’humiliation. Puis la Résistance, le secret et le mystère, et constamment ce tremblement nerveux. Les montagnes slovaques et ma randonnée en ski.
Paris, la ville lumière, occupée…, mes terreurs peuplées d’espions allemands… Puis mon retour à travers les Carpates, au pays des tombes, des larmes et de la tristesse… La Gestapo et mon réveil mouvementé… Puis, les coups, mes côtes et ma mâchoire atrocement douloureuses, le sang qui jaillissait emplissant mes yeux, mes oreilles, emplissant le monde.
Puis ces mots : « Nous avions deux ordres, le premier était de te sauver à tout prix, l’autre de t’abattre en cas d’échec. »
Enfin, le dur labeur dans la Résistance, monotone, épuisant et dangereux ; le ghetto et le camp de la mort ; le souvenir des nausées, ce chuchotement des Juifs qui m’emplissait les oreilles ; puis Unter den Linden – Berta, Rudolph, des gens que j’avais aimés et que je haïssais à présent. Les Pyrénées de nuit et les
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