Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
conspirateurs est la même dans le monde entier. Dans le train, mon guide monta dans un compartiment de troisième classe et je l’y suivis. Je fis immédiatement semblant de dormir, ouvrant parfois un œil pour regarder autour de moi et essayer de deviner qui était le deuxième garde du corps. Le fait de maintenir secrète la personnalité d’un de ces deux hommes était parfaitement conforme aux règles.
Le contrôle se déroula sans problème. Presque tous les voyageurs tendirent leurs papiers à moitié endormis et on ne demanda rien à personne. Algésiras, bien que petite ville, est typiquement un port méditerranéen. Je suivis mon guide jusqu’à une maison modeste des faubourgs. Là, je fus présenté à un petit homme âgé et plein de dignité qui était monté dans le tramway avec mon guide et moi. Je lui dis que je n’avais pas besoin de lui être présenté.
— Tant pis, dit-il dans un excellent anglais. Je n’ai pas à être fier de moi, j’ai dû attirer votre attention. Comment m’avez-vous reconnu ?
— Vous n’avez rien à vous reprocher, dis-je. Il n’y avait que deux autres personnes en dehors de vous dans le tramway. Mon guide et moi. Naturellement, le troisième voyageur devait être celui qui était chargé de moi.
— Alors, ce n’est pas ma faute, répliqua-t-il. On n’aurait pas dû vous dire que deux personnes vous suivaient.
Il fixa le plan du reste de mon voyage. À la tombée de la nuit, nous ferions une innocente promenade jusqu’à la côte, à travers les rues d’Algésiras, si paisible et pourtant si renommée pour ses intrigues internationales. Parvenus à la mer, nous prendrions un bateau de pêche sans prétention, qui nous conduirait au large vers une vedette anglaise.
Tard dans la soirée, par une nuit d’encre, traversée de bourrasques de pluie, nous marchâmes jusqu’à la mer. Le bateau de pêche était là et le rendez-vous en mer eut lieu avec précision. La vedette nous envoya des signaux avec un puissant projecteur. Ma valise fut hissée dans le bateau anglais. Je sautai à bord et fus présenté au sergent Arnold. Nous gardâmes les yeux fixés sur la mer sombre et calme jusqu’à Gibraltar.
Le rocher de Gibraltar se profilait vaguement, d’une manière assez impressionnante dans la grisaille. Nos signaux trouèrent l’obscurité à plusieurs reprises à l’intention des patrouilles anglaises. Il y avait quelque chose de redoutable dans ce déploiement de puissance et cet état d’alerte. Le sergent Arnold devina mes sentiments.
— Dommage que vous n’ayez pas été là quand nous avons envahi l’Afrique du Nord. On ne voyait presque plus la mer tant il y avait de bateaux clxvii .
Quel spectacle !
Il parla avec moi des merveilles de Gibraltar et d’histoires maritimes jusqu’au moment où nous accostâmes. À terre, une Jeep vint à notre rencontre. Le sergent Arnold prit le volant et me conduisit à un bâtiment de deux étages habité par des officiers. Après avoir traversé un long couloir plongé dans l’obscurité, nous arrivâmes dans un fumoir meublé dans le plus typique style « club anglais ». Nous aurions aussi bien pu nous trouver au cœur de London à en juger par les fauteuils profonds, les épais tapis et les rayons chargés de livres.
Un agréable bourdonnement de conversation venait de la pièce voisine où nous entrions maintenant. Un homme se détacha d’un groupe d’officiers anglais et s’approcha de moi :
— Bonsoir, dit-il. Je suis le colonel Burgess. Nous sommes tous heureux de vous savoir bien arrivé. Demain, le Gouverneur vous recevra et, dans la soirée, en route pour London avec un bombardier.
Il me présenta, et me demanda ce que je désirais boire.
— Un whisky sec, répondis-je. Le colonel Burgess se frappa la cuisse avec enthousiasme.
— Voilà, s’écria-t-il, quelqu’un qui sait boire du whisky. Savez-vous, monsieur Karski, que la plupart des officiers profanent le whisky en le buvant avec du soda ? Où avez-vous appris à le boire sec ?
— J’ai passé une année en Angleterre. Avant la guerre, bien entendu.
Un des officiers, d’origine écossaise, me demanda alors si je connaissais Edinburgh, et comme j’acquiesçais :
— Vraiment ? Avez-vous jamais vu ailleurs une ville aussi belle et agréable ?
— En Grande-Bretagne, non, dis-je avec diplomatie.
— Mais alors où ? son nom ?
— En Pologne. Cette ville s’appelle Lviv. C’est la ville où
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