Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
organe qui pouvait les exprimer était le gouvernement en exil.
Grâce aux émissaires circulant entre la Pologne occupée et la France, on établit les règles de coopération. Chacun des principaux partis devait mandater ses représentants auprès du gouvernement à Angers. Ce pouvait être les membres du cabinet de Sikorski ou des leaders et militants de ces partis qui avaient déjà gagné la France. C’est ainsi que les principales forces politiques : le Parti national-démocrate, le Parti paysan, le Parti socialiste et le Parti chrétien du travail ont acquis la possibilité d’influencer le gouvernement. Dans la Pologne occupée, ces mêmes partis ont constitué une coalition. Par le biais de cette coalition, le gouvernement en exil voyait, en retour, assurée son influence sur la situation intérieure, ce qui renforçait sa position auprès des Alliés : il n’était pas une simple façade mais une structure contrôlant de loin le cours des événements en Pologne occupée.
À Warszawa, il existait une entente partielle entre les partis politiques depuis les jours mémorables de la défense de la capitale en septembre 1939 xlvi . Malgré leurs divergences d’opinion, les organisations politiques s’étaient fait remarquer par la grande discipline et le dévouement avec lesquels elles s’étaient mises à la disposition des défenseurs de la capitale.
L’objectif de ma mission à Lviv était double : premièrement, il fallait créer un accord analogue entre les partis à Lviv, deuxièmement, établir l’union la plus étroite possible entre les organisations des deux villes. J’aurais aussi à informer les chefs de Lviv des conditions de l’occupation allemande et, après m’être renseigné sur celles de l’occupation soviétique dans la région de Lviv, à me rendre en France pour faire un rapport au gouvernement polonais.
Ce fut M. Borzçcki, l’un des organisateurs les plus éminents de la Résistance, qui me donna les instructions. Durant l’entre-deux-guerres, il avait occupé un poste clé au ministère de l’Intérieur xlvii . Écarté après le coup d’État de mai 1926, il rejoignit l’opposition. C’était un grand avocat au cabinet prospère, aux relations très étendues. Je ne le connaissais pas avant la guerre bien que j’en eusse entendu parler. Je fus surpris d’apprendre qu’il vivait encore chez lui et sous son propre nom. C’était un homme grand et mince, d’environ soixante ans. On lui avait sans doute fait mon éloge, car il me reçut très cordialement. Par précaution, un morceau de journal devait établir mon identité. J’en avais une partie dans une enveloppe cachetée. Il avait l’autre fragment, qui devait exactement s’ajuster au premier. Lorsque je lui tendis l’enveloppe, il la prit sans mot dire et disparut dans la pièce voisine. Il revint peu de temps après, sourit et dit :
— Je suis heureux de vous voir ; tout est en règle et je connais le but de votre mission. Vous allez à Lviv, puis en France.
J’acquiesçai d’un signe de tête. Il me pria de m’asseoir avec une cordialité qui semblait sous-entendre que nous ferions bien de nous conduire un moment en êtres humains normaux, avant de nous lancer dans nos affaires compliquées. Il m’apprit qu’il avait envoyé sa femme et ses enfants à la campagne ; il vivait seul et se montrait tout joyeux de se tirer si bien d’affaire. Il fit du thé, en versa deux tasses et m’offrit quelques biscuits ; je remarquai qu’ils étaient loin d’être frais.
— Si j’arrive si bien à me débrouiller tout seul, continua-t-il, c’est grâce à ma mère et au scoutisme. J’ai appris de bonne heure à faire la cuisine, à cirer mes souliers, à coudre un bouton. Je puis ainsi prendre soin de moi-même pendant que je suis séparé de ma famille. Et je suis heureux qu’elle ne soit pas ici, car si je suis pris, du moins serai-je la seule victime.
Borzçcki était un de ces hommes qui donnent à un visiteur de passage l’impression d’être parfaitement à l’aise, sur un pied de grande familiarité avec son hôte.
— Puis-je vous faire remarquer, dis-je, que vous avez négligé d’apprendre à faire du feu dans un poêle ?
— Ce n’est pas gentil à vous de dire cela, répondit-il avec un léger reproche dans la voix, et de plus vous vous trompez. Vous avez froid ici, et c’est excellent pour vous d’avoir froid. Il faudra que vous vous y fassiez. L’occupation
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