Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
buvions un peu de thé, qui était maintenant tout à fait froid.
— Pour commencer, dit-il avec force, souvenez-vous que beaucoup de choses dépendent de vous. Il vous faudra répéter cette conversation aussi exactement que possible aux personnes que vous verrez à Lviv, puis au gouvernement en France, puis à tous ceux qu’il peut devenir nécessaire d’informer. La chose principale à mettre en lumière est que notre cause n’est pas perdue, tant que nous maintenons notre intégrité nationale, la continuité légale et morale de l’État et notre volonté de combattre. C’est le but de la Résistance. Il faut que le gouvernement Sikorski à Angers nous défende et défende nos droits pendant cette guerre, et soit responsable devant nous. Ce sont des conditions fondamentales, notre seul espoir de mener un combat efficace contre l’ennemi.
Il médita un moment, puis continua son exposé avec une émotion accrue.
— Résumons les points principaux que je vous prie de bien retenir :
1° nous considérons l’occupation de la Pologne comme un acte d’illégalité totale. La présence d’autorités allemandes d’occupation est illégale et non fondée ;
2° l’État polonais continue d’exister ; seule sa forme d’existence a été adaptée aux circonstances. Son établissement dans la clandestinité est accidentel et sans signification légale. Son autorité a un caractère réel ;
3° nous ne pouvons tolérer l’existence d’aucun gouvernement polonais collaborant avec les occupants : si des traîtres surgissaient, nous les exécuterions.
Un léger sourire jouait sur ses lèvres quand il ajouta, avec une pointe de cynisme :
— Sur le territoire de la Pologne il est plus facile de tuer un Allemand qu’un Polonais.
Ce n’était pas tant du cynisme que le résultat de longues années d’expérience. Borzçcki, à chaque étape de la conversation, s’arrêtait pour découvrir l’effet que produisaient sur moi ses paroles et jauger mes capacités.
— Le gouvernement, à l’étranger, est libre et en sécurité, reprit-il. C’est à lui d’user de cette liberté et de cette sécurité pour défendre nos droits et nos intérêts. Pas seulement contre nos ennemis que sont les Allemands et les Soviets, mais aussi contre nos… alliés. Rappelez-vous que la tâche essentielle de lutter contre les Allemands, c’est nous qui l’assumons ici. C’est nous qui la mènerons jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte de sang, comme dit l’hymne « Rota xlviii ». En retour nous lui assurons la loyauté et un appui total.
Borzçcki se leva et se mit à marcher en se frottant les mains. Je remarquai qu’elles étaient bleues de froid. J’avais froid, moi aussi, mais la brûlante analyse que Borzçcki venait de me faire de la situation me l’avait fait oublier. Je regardai cet homme mince et voûté qui me parut soudain plus vieux, maladif et sans résistance physique, et je m’émerveillai de la puissance de conviction, de la volonté et de la foi indomptables que renfermait cette frêle enveloppe.
Je lui demandai s’il croyait possible de monter une organisation si énorme et si compliquée pendant que la terreur allemande faisait rage. Il haussa les épaules :
— Comment le savoir ? répondit-il. Il faut essayer. La Résistance doit être bien davantage qu’une simple réaction contre l’oppression des occupants. Ce doit être une continuation officielle de l’État polonais. La vie politique doit fonctionner, et ce dans une atmosphère d’absolue liberté.
— Oui, répéta-t-il, en remarquant mon étonnement… une atmosphère d’absolue liberté.
— Mais comment pouvez-vous parler de liberté ? Les Allemands ne tolèrent l’existence d’aucun parti politique.
— Naturellement. Les Allemands ne tolèrent rien et nous n’avons pas l’intention de leur demander quelque chose. Nous faisons comme s’ils n’existaient pas. Nous ne pouvons permettre que leur présence change notre attitude d’un iota. Nous agissons secrètement. Ce dont je parle est une liberté dans le cadre des mouvements de résistance. Chaque parti doit jouir de la liberté civique au sein de l’État clandestin. À condition, bien entendu, qu’il s’engage à combattre les occupants et à travailler pour une Pologne démocratique. À condition aussi qu’il reconnaisse la légalité du gouvernement polonais et l’autorité de l’État clandestin naissant.
— Mais,
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